La vie et l’œuvre théorico-politique du grand intellectuel et dirigeant communiste que fut Alvaro Cunhal intéressent au premier chef les militants franchement communistes de France qui veulent mettre à jour les suites destructives de l’ « eurocommunisme » (au premier rang desquelles la « mutation » social-démocrate du PCF) et qui, comme le PC portugais actuel, travaillent à placer la classe ouvrière au cœur d’une « Gauche patriotique et populaire » (dixit le PCP) dirigée contre l’OTAN, l’euro et l’UE du capital.
Pilier de la résistance antifasciste sous les dictateurs Salazar et Caetano, pivot de la lutte anticoloniale et de la solidarité du PCP avec les peuples angolais, cap-verdien et mozambicain luttant pour leur liberté, compagnon de lutte de l’officier progressiste et patriote Vasco Gonçalves qui organisa le Mouvement des Forces Armées (le mouvement des jeunes capitaines qui abattirent Caetano) et qui fit du MFA l’allié (pas toujours conséquent…) du mouvement populaire, le PCP et son chef de file A. Cunhal firent tout pour que la Révolution des Œillets (démarrée en avril 1974) débouchât sur un maximum de conquêtes démocratiques à l’avantage des travailleurs. Cunhal milita également pour que cette lutte démocratique « poussée jusqu’au bout » ouvrît la voie de la révolution socialiste au Portugal. Cet effort de portée historique et mondiale ne fut pas seulement contré par le grand capital portugais exproprié, par la réaction – notamment par l’Église catholique et son chef, l’archevêque de Braga – , par l’impérialisme allemand et européen (c’est en RFA que le PSP de Soares, auto-dissout durant la Résistance, fut refondé et largement financé pour contrer le PCP !), mais aussi par certains mouvements gauchistes, notamment celui que dirigeait alors le « maoïste » José Manuel Barroso, le futur président de la Commission de Bruxelles, devenu l’un des dirigeants de Goldman-Sachs…
Malheureusement, les dirigeants hyper-opportunistes du PC italien (les Berlinguer, Napolitano, D’Alema, Veltroni, etc.) et du PC d’Espagne (notamment le sinistre Santiago Carrillo) qui voulaient se présenter en « forces responsables » dans leurs pays respectifs et qui divisèrent le Mouvement communiste international en créant l’ « eurocommunisme », cette mouvance droitière qui attaquait sans relâche le léninisme, l’URSS et la voie révolutionnaire au socialisme. Les PC italien et espagnol s’en prirent publiquement au PCP, alors force motrice des gouvernements Gonçalves qui suivirent la Révolution d’avril (après la mise à l’écart du douteux général Spinola), et ils soutinrent de fait le contre-révolutionnaire « socialiste » Soares, très lié à Mitterrand et à Schmidt. Pour son honneur, le PCF de G. Marchais tint bon quelque temps à côté du PCP et des travailleurs rouges de Lisbonne et de l’Alentejo.
Hélas, les dérives du PCF lui-même (abandon de la dictature du prolétariat au 22ème congrès de 1976, alliance stratégique avec Mitterrand, critiques sans principe de l’URSS sous l’influence d’intellectuels droitiers comme Jean Elleinstein…) eurent assez vite raison de la résistance du PCF qui, dès les années 77-78, ralliait officiellement l’eurocommunisme et, bientôt, l’élection du Parlement européen au suffrage universel, et pour finir (après 92 et le référendum sur Maastricht), le principe de la « construction » européenne lui-même avant de prendre la tête du très anticommuniste et social-maastrichtien Parti de la Gauche Européenne (PGE)…
On se contentera ici de reproduire quelques citations tirées du livre paru en 2013 aux éditions Delga. La plupart du temps, ces citations parlent d’elles-mêmes…
par Georges gastaud
- Le Parti en toute transparence, Delga, 2013
Patriotisme et internationalisme (à l’adresse des prétendus « ML » français qui répugnent à se dire « patriotes », abandonnant ce beau mot aux nationalistes bourgeois qui le dévoient…) :
« Patriotisme et internationalisme sont deux faces de la même politique d’un parti révolutionnaire de la classe ouvrière » (p. 207).
Quelle politique de direction pour le Parti communiste ?
« Un facteur essentiel de la stabilité d’une direction est sa propre et progressive rénovation (…). Son importance est telle qu’on peut dire que la stabilité de la direction et du noyau dirigeant, non seulement est compatible avec la rénovation, mais elle en dépend largement. Si le noyau dirigeant ne tend pas à se rénover avec l’entrée de nouveaux cadres – s’il se cristallise dans une direction fermée à la transformation du temps, aux nouvelles réalités – un moment arrive où s’impose une rénovation subite, parfois presque totale, souvent en situation de crise et d’instabilité (…). En ce qui concerne les dirigeants les plus anciens, qui constituent une grande richesse que le Parti a intérêt à défendre et à valoriser, il est nécessaire, d’un côté, de tirer profit autant que possible de leur grande expérience, mais il est nécessaire aussi d’avoir le courage, qui parfois pose de délicats problèmes humains, de les remplacer dans l’exercice de leurs fonctions, soit que l’âge, la santé, la perte de capacités et d’énergie empêchent qu’ils exercent celles-ci correctement, soit quand des camarades plus jeunes montrent plus d’aptitudes et de conditions à cela » (p. 71).
A propos du secrétaire général du Parti
« Au PCP, le secrétaire général n’a pas de pouvoir de décision individuelle, ni de vote qualifié, sauf, facultativement, en cas d’égalité des votes. Il est, comme les autres camarades, sujet à la règle de la majorité et de la discipline de Parti. L’unique différence formellement établie, par décision du Comité central, est que l’orientation générale du Parti ne peut être modifiée en son absence (sauf motif supérieur) ». p. 76
Qu’est-ce que diriger pour un communiste ?
« Ce n’est ni commander, ni donner des ordres, ni imposer. C’est avant tout connaître, indiquer, expliquer, aider, convaincre, dynamiser » (p. 101).
Contre le culte de la personnalité du chef (p. 105)
« Les choses vont mal quand le nom du plus responsable ne peut plus être prononcé sans des applaudissements ».
Oui aux éloges posthumes, mais sans déification du défunt (p. 107/110)
« Plus les éloges sont nombreux de leur vivant, plus ils se font rares après leur mort (p. 107) ».
« Si l’on est contre la déification des vivants, on est aussi contre la déification des morts. Même quand il s’agit des plus notables figures de l’histoire révolutionnaire, il ne faut pas alimenter les idées d’infaillibilité. Rendre hommage aux morts. Valoriser leur rôle. Apprendre de leurs enseignements. Mais ne pas encenser, ne pas déifier (…). Un maître est vraiment un maître si ses disciples ne font pas de lui un dieu (…). Il est nécessaire d’apprendre de Lénine et de ses enseignements de portée universelle. Une première condition pour être léniniste est de voir en Lénine un maître et non un dieu » (p. 111).
Des rapports entre le Parti et la jeunesse communiste (p. 120)
« Le militant communiste ne peut regarder la jeunesse avec les yeux condescendants et critiques des aïeux pour leurs rejetons, mais avec la vision horizontale et fraternelle du communiste pour le communiste ».
Sagesse de la révolution. Que dévouement militant ne signifie pas ascétisme et « passions tristes »…
« Que nul n’ait honte d’être heureux. Et cela d’autant plus que le bonheur de l’être humain est l’un des objectifs des communistes » (p. 128).
« L’amour de la vie ne contredit pas la détermination de la sacrifier si la lutte l’impose. Aimer le soleil, l’air libre, la nature, la mer, l’air et l’eau, les plantes et les fleurs, les animaux, les pierres, la lumière, la couleur, le son, le mouvement, la joie, le rire, le plaisir, est le propre de l’être humain – être indissociable de la planète où il est né et où il vit. Il est propre également au communiste qui, tout communiste qu’il soit, ne cesse pas d’être un humain, et qui l’est même plus intensément et plus profondément » (p. 125).
Álvaro Cunhal est né à Coimbra en 1913. Il commence son activité politique lorsqu’il est étudiant à la faculté de droit de Lisbonne. Il participe alors au mouvement associatif des étudiants et en 1934 est élu représentant des étudiants au Sénat de l’Université. Il fut militant de la Fédération de la Jeunesse Communiste Portugaise (FJCP), dont il est élu secrétaire général en 1935, année où il passe à la clandestinité et participe, à Moscou, au VIe Congrès de l’Internationale communiste des Jeunes. Il était membre du Parti Communiste Portugais (PCP) depuis 1931.
Arrêté en 1937 et 1940 et soumis à la torture, il reprend la lutte dès sa libération, après quelques mois d’emprisonnement.
Il participe à la réorganisation du PCP, en 1940-1941. À nouveau dans la clandestinité, il est membre du secrétariat entre 1942 et 1949.
Arrêté encore une fois en 1949, devant le tribunal fasciste il prononce un réquisitoire sévère contre la dictature fasciste et prend la défense de la politique du Parti. Condamné, il restera onze ans dans les geôles fascistes, dont presque huit en isolement total. Le 3 janvier 1960, il s’évade de la prison-forteresse de Peniche, avec un groupe d’importants dirigeants communistes. Redevenu membre du secrétariat du Comité central, il est élu secrétaire général du PCP en 1961.
Il participera désormais à d’innombrables congrès et rencontres avec des partis communistes et autres forces révolutionnaires et à des conférences internationales.
Après le renversement de la dictature fasciste le 25 avril 1974, il fut ministre sans portefeuille des 1er, 2e, 3e et 4e gouvernements provisoires ; il fut élu député à l’Assemblée constituante en 1975 et député à l’Assemblée de la République en 1976, 1979, 1980, 1983, 1985 et 1987. Il fut membre du Conseil d’État de 1982 à 1992.
Suite aux décisions du XIVe Congrès du PCP (1992) sur la rénovation et la nouvelle structure de direction, il quitte le poste de secrétaire général du PCP et est élu président du Conseil national du Parti par le Comité central.
En décembre 1996 (au XVe Congrès du PCP) le Conseil national du Parti disparaît ; Álvaro Cunhal reste membre du Comité central.
Álvaro Cunhal s’est éteint le 13 juin 2005.
Il est l’auteur d’une œuvre importante, aussi bien sur le plan politique qu’idéologique, dont témoignent notamment les livres : Les luttes de classes au Portugal à la fin du moyen âge ; Contribution à l’étude de la question agraire ; Vers la victoire ; La Révolution portugaise – le passé et le futur ; Le parti en toute transparence ; La vérité et le mensonge dans la Révolution d’avril (la contre-révolution se confesse) ; Le radicalisme petit-bourgeois de façade socialiste ; Action révolutionnaire, capitulation et aventure. L’intellectuel qu’a été Álvaro Cunhal a enrichi de façon créative la pensée politique, économique, sociale et culturelle, en permanent rapport dialectique avec son activité pratique d’organisateur et de dirigeant communiste.
Homme, communiste, intellectuel, artiste, Álvaro Cunhal portait un intérêt passionné à toutes les sphères de la vie, notamment à l’activité de création artistique. Il l’a fait sur le plan littéraire, en écrivant (sous le pseudonyme de Manuel Tiago) des romans et contes tels que Até Amanhã, Camaradas ; Cinco Dias, Cinco Noites ; A Estrela de Seis Pontas ; A Casa de Eulália ; Fronteiras ; Um Risco na Areia ; Os Corrécios ; Sala 3 ; Lutas e Vidas. Il a signé de son propre nom une traduction du Roi Lear de Shakespeare et des histoires pour enfants comme Os Barrigas e os Magriços. Sur le plan des arts plastiques, il pratiqua le dessin et la peinture : dessins de prison, projets. Enfin, il s’est consacré à la réflexion théorique sur l’esthétique et la création culturelle, avec son essai L’Art, l’artiste et la société.