La tribune que www.initiative-communiste.fr publie aujourd’hui est une réaction (non publiée) d’Annie Lacroix-Riz à l’article d’Anicet Le Pors à propos du Statut de la fonction publique dit Maurice Thorez, paru dans le Monde diplomatique d’avril 2018, adressée le 30 mars 2018 à Pierre Rimbert, coordinateur du « Dossier services publics . L’intérêt général à la casse » d’avril 2018, et au courrier des lecteurs du Monde diplomatique.
Le Statut de la fonction publique, une victoire générale des salariés
Le fort intéressant article d’Anicet Le Pors paru dans le Monde diplomatique d’avril 2018, « Les fonctionnaires, voilà l’ennemi »[1], me paraît mériter un complément, d’une part sur les modalités du vote parlementaire du Statut général de la Fonction Publique dit « statut Thorez », et d’autre part, sur la portée réelle, très au-delà des salariés d’État, de la création du concept crucial du « minimum vital ».
Son adoption, le 5 octobre 1946, ultime victoire politique pour un PCF dont l’exclusion ministérielle (du 4 mai 1947) était fébrilement préparée, résulta de l’immense soutien des salariés concernés et de l’habileté tactique des parlementaires communistes. Le 2 octobre, ceux-ci firent programmer la discussion du projet de loi pour le 5, date de clôture de la session : c’était peu avant les législatives de novembre, époque où le rejet public du texte eût coûté cher aux parlementaires concernés, singulièrement à la SFIO, majoritaire dans l’électorat de la fonction publique. La vindicte de tous les députés non-communistes, de la droite à la SFIO, dut donc se restreindre à l’« article 32 » relatif au « minimum vital » dont Anicet Le Pors souligne légitimement le caractère crucial. Il l’était d’autant plus qu’il ne visait pas, à terme, les seuls « fonctionnaires d’État » : la CGT à majorité « unitaire » (communiste) avait défini ce « minimum vital » pour en faire bénéficier non seulement les fonctionnaires mais aussi tous les salariés. Il servit en effet de base aux luttes ouvrières qui, certes dans des conditions difficiles de division syndicale, aboutirent à la création du « salaire minimum national interprofessionnel garanti » (SMIG) par la loi 50-205 du 11 février 1950 « relative aux conventions collectives et aux procédures de règlement des conflits collectifs de travail »[2] (SMIG que sa fiche Wikipédia a l’audace de faire remonter à la Charte du travail de 1941 sans mot dire de l’héritage effectif de 1946[3]).
La discussion parlementaire du 5 octobre 1946 fut vive. Paul Reynaud, conformément à la ligne de combat contre les salaires qu’il avait à divers postes ministériels mise en œuvre dans la décennie 1930 (dont la présidence du Conseil de mars à juin 1940)[4], tonna contre le péril d’extension de l’article 32 aux « salariés de l’industrie et du commerce », qui en exigeraient autant que « les salariés de l’État ». Interprétation que le Ministre d’État Thorez lui confirma explicitement. Ce minimum vital généralisé, s’indigna Reynaud, entraînerait « une hausse générale et considérable des salaires », augmenterait dramatiquement les dépenses publiques, en élargissant à l’excès l’éventail hiérarchique, et « perdr[ait] le franc [au lieu de le] défendre »[5]. Christian Pineau manifesta l’extrême dépit de la SFIO, contrainte de voter un texte « imparfait et empreint d’un esprit totalitaire qui n’est pas le nôtre ». Et il annonça les représailles : « nous entreprendrons, dès que nous en aurons l’occasion, la révision de certaines de ses dispositions essentielles. »[6]
Ce veto de fait divisa la base socialiste, particulièrement les « confédérés » de la tendance (socialiste) « Force ouvrière », majoritaires à la Fédération des Fonctionnaires. Le dirigeant de celle-ci, Pierre Neumeyer, bien qu’associé aux actifs préparatifs de la scission de la CGT (de décembre 1947)[7], avoua cinq mois plus tard à quel point il avait troublé ses mandants dans l’hebdomadaire Force ouvrière : « Je ne crains pas de déclarer, même si je dois me heurter à certains de nos amis, que l’institution du Conseil supérieur de la fonction publique et la mise en application du Statut général de la Fonction Publique constituent indiscutablement un succès syndical. »[8]
À l’heure où les gouvernants pensent pouvoir enfin, après des décennies d’efforts en vue de « la casse [de] l’intérêt général », mettre à exécution les menaces de Reynaud et Pineau, la connaissance de l’histoire démontre formellement que les acquis de chaque catégorie de salariés améliorent directement le sort des autres. Nonobstant la propagande qui dénonce quotidiennement dans les « privilèges » des fonctionnaires une insulte à « l’égalité » (entre Bernard Arnaud et tous les salariés?), la catégorie qui demeure dotée d’une situation lui permettant de moins courber la tête et se bat pour conserver ses droits, se bat pour les intérêts de tous. C’est dire si la résistance conjointe des « salariés de l’industrie et du commerce » et des « salariés de l’État » s’impose.
Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 7
[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2018/04/LE_PORS/58573
[2] JORF, 12 février 1950, https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000000693160
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Salaire_minimum_interprofessionnel_garanti
[4] De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008, index Reynaud.
[5] Journal Officiel des Débats n°109, 6 octobre 1946, p. 4684-4685.
[6] Journal Officiel des Débats n°109, 6 octobre 1946, p. 4709.
[7] Contexte général, « CGT et revendications ouvrières face à l’État, de la Libération aux débuts du Plan Marshall (septembre 1944-décembre 1947). Deux stratégies de la Reconstruction », thèse d’État, Université Paris I, 1981; résumé, La CGT de la Libération à la scission (1944-1947), Paris, Éditions Sociales, 1983, p. 194-197.
[8] Force ouvrière, 6 mars 1947, p. 3.