Derrière une répression d’État à laquelle on est malheureusement habitué – des violences organisées par l’ensemble de la chaîne du pouvoir exécutif, des gazages massifs en nasse aux mutilations qui demeurent impunies – s’en cache une autre, moins visible et moins commentée, qui est pourtant la continuation directe des violences subies en manifestation. Si l’on a tout lieu de se demander combien de mois sont nécessaires pour qu’une enquête de l’IGPN, la police des polices, aboutisse – notamment au vu de l’absence d’indépendance de celle-ci (dénoncée par le syndicat de police très minoritaire VIGI) –, il ne faut pas longtemps pour constater que les gilets jaunes sont poursuivis et condamnés avec une rapidité et une sévérité qui constituent le versant judiciaire de la répression.
Nous nous sommes rendus au Tribunal de grande instance de Paris le lendemain de la manifestation du 1er Mai, afin d’assister aux jugements en comparutions immédiates de manifestants arrêtés la veille. Qu’y avons-nous trouvé ? Les prévenus sont tous poursuivis pour le même chef d’inculpation : l’article 222-14-2 du code pénal, c’est-à-dire : « Le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. » Cet article, créé en 2010 sous Sarkozy et systématiquement, si ce n’est mécaniquement utilisé par le Parquet de Paris (qui dépend de l’exécutif !) permet de poursuivre des personnes sur la base d’une intention. Lesdites destructions ou dégradations n’ont pas encore été commises ; tout réside dans le : « en vue de la préparation (…) ».
Comment déterminer alors qu’il y a bien groupement ? Le groupement n’est jamais démontré, ni le juge ni le procureur n’en parlent. L’un des prévenus, arrêté le matin à un contrôle de police, envoyé en garde à vue et déféré le lendemain parce qu’il avait dans son sac un casque portant la mention « photo » et un « masque Benalla », finit par demander la récupération des vidéos de caméras-surveillance avant la tenue de son procès (renvoyé sur sa demande à une date ultérieure) : de telle sorte qu’on puisse constater qu’il était « en groupe tout seul, avec un gros groupe de CRS. » Le reste du temps, lorsque les prévenus sont interpelés en manifestation, le délit ne peut logiquement être retenu qu’à partir d’un présupposé anthropologique, à la fois naïf et daté, celui de l’unité d’intention et d’action de tout regroupement humain. Du moins ne peut-on, en l’absence récurrente de détails sur les procès-verbaux, comprendre autrement la définition du groupement.
Mais si le groupe suppose déjà une espèce d’intention, il faut bien d’après l’article qu’il soit caractérisé « par un ou plusieurs faits matériels » ? Ce qui vient souvent caractériser la préparation ou l’intention, en tant visiblement que faits matériels, ce sont les objets trouvés sur le prévenu. Des armes ? Pas exactement. Ce qui est retenu c’est l’arme par destination, ou plutôt, étant donné que les faits n’ont pas encore été commis… l’arme potentiellement par destination ! Le Parquet de Paris plane dans les suppositions ; les juges suivent bien souvent ses réquisitions, laissant les avocats de la défense dépités devant la quasi inutilité de leurs plaidoiries. Plus loin dans le procès d’intention, de simples protections (casques, protèges tibias, masques de chantier), qui ne peuvent constituer à proprement parler des armes par destination, sont censées démontrer qu’il y a « volonté manifeste d’en découdre ». Ce qui est présupposé ici, c’est que la seule raison qui puisse pousser un manifestant à se munir d’un casque ou d’un masque, c’est l’affrontement et non la défense. Comment ne pas songer aux propos de Castaner le soir du 1er Mai à propos de la Pitié-Salpêtrière, pour qui il était impossible que la fuite des manifestants gazés et frappés puisse être un mouvement de défense, une demande d’hospitalité !
Ce 2 Mai même les prévenus qui demandent un renvoi se voient ainsi interdits de Paris, placés sous contrôle judiciaire, obligés de pointer une fois par semaine au commissariat, cela afin qu’ils ne puissent pas « réitérer les faits » jusqu’à leur procès. « Quels faits ? » demandent à de nombreuses reprises leurs avocats. La procureur semble n’en avoir aucun souci : elle demande systématiquement des interdictions de manifester et d’aller à Paris, annonçant même qu’elle le demandera désormais « pour tous ». Le jeune homme au casque photo et masque Benalla qui cumule, en même temps que son casier vierge, les délits de refus de prélèvement ADN et de refus de déverrouiller son téléphone, repart avec ce contrôle judiciaire et cette interdiction de Paris. Une jeune fille de 21 ans, provinciale comme la plupart des prévenus, étudiante, au casier vierge, en subira aussi les frais jusqu’à son procès.
Pour ceux dont le casier n’est pas tout à fait vierge et qui ont décidé d’être jugés immédiatement, la peine est très lourde. Didier, la trentaine, couvreur, a eu le malheur de passer un contrôle de police avec un masque à cartouches (considéré par la procureure, ce jour-là, comme une « arme de guerre ») et une vingtaine de petits clous dans la doublure de son sac, dont il se servirait fréquemment dans son travail. Le bénéfice du doute ne lui profitera pas. Il est interdit d’aller à Paris et de manifester pendant un an ! Il écope d’une peine de prison ferme sans mandat de dépôt de trois mois. Un autre, de 21 ans, devra faire 105 heures de travaux d’intérêt général – d’après la procureure « pour apprendre ce que c’est la valeur travail et la vie d’un vrai gilet jaune » –, d’une interdiction d’aller à Paris pendant 1 an, de trois mois de prison avec sursis. Son délit ? Avoir eu lors d’un contrôle de police des protèges tibias et une vingtaine de petites billes. Encore une fois il n’y aura pas eu besoin de le voir commettre un délit, ni même de le voir en manifestation.
Le sommet du procès d’intention apparaît au travers d’un cas extraordinaire : cinq jeunes, tous saisonniers ou ayant un emploi irrégulier, entre vingt et trente ans, sont poursuivis pour le délit de « groupement ». Ils auraient eu sur eux deux bonbonnes de gaz, un couteau, un masque à tête de mort, un lance-pierre : seul problème, ils ont été arrêtés alors qu’ils dormaient dans leur camion à 7h30 du matin. Les bonbonnes de gaz « camping » étaient à côté du réchaud et de la vaisselle qui, vraisemblablement, devait comprendre le couteau. Il ne reste que le lance-pierre et le masque, qui semblent bien légers, étant donné les circonstances, pour les mettre en garde à vue et les déférer immédiatement. Ils demandent le renvoi : trois d’entre eux, dont un au casier vierge iront en détention provisoire jusqu’en juin, date de leur procès. Les deux autres subiront les interdictions de Paris et de manifester et le contrôle judiciaire avec pointage. La raison vraisemblable de ces détentions provisoires, hormis le casier, semble être constituée par leurs emplois inconstants – qui ne suffiraient pas à garantir leur venue au procès. Quant à ceux qui sont pris pendant la manifestation, on peut citer le procès de ce jeune homme du sud de la France, qui n’a eu pour seuls délits que de taper dans une grenade arrivée à ses pieds et de se rebeller lors de son arrestation, durant laquelle, selon ses dires, on le traîne au sol et le blesse –le prévenu contestant la rébellion. Frapper pour repousser une grenade lacrymogène arrivé à ses pieds constitue alors pour la procureur un fait grave, « qui aurait pu avoir des conséquences gravissimes sur les forces de l’ordre. » Ceci dit aucune question n’est posée au prévenu sur ces « conséquences gravissimes »… qui pourraient bien expliquer qu’il ne veuille pas laisser la grenade à ses pieds !