Nous reproduisons ci-après une analyse très pertinente du M’PEP et dont nous partageons l’essentiel, appelant à la nationalisation de la marine marchande.
Cet article nous rappelle, comme ce billet rouge d’Aout dernier publié ici même (Re Nationaliser, par Floreal) qu’il faut remettre à l’ordre du jour le mot d’ordre de nationalisation et du produire en France.
Par le Mouvement politique d’émancipation populaire (M’PEP), Le 4 janvier 2014.
Quatrième dans les années 1960, la flotte de commerce française occupe aujourd’hui le vingt-neuvième rang mondial. Entre 1950 et 2008, le nombre de marins de commerce a diminué de 72% (stat. Affaires maritimes). La flotte ne cesse de diminuer alors que le trafic mondial explose. Selon Armateurs de France, la dégradation de la flotte tient au manque de souplesse du code de travail, au « coût » du marin français et à ses revendications. Or, précisément, depuis trente ans, le pavillon français n’a eu de cesse de se dégrader. « Pavillon bis », « pavillon Kerguelen », le pavillon français qui flotte aujourd’hui sur la plupart des navires de commerce – l’improbable pavillon RIF (Registre international français) – est considéré par la Fédération internationale des transports (I.T.F.) comme un pavillon de complaisance. Seuls quelques types de navires (navires portuaires, certains transbordeurs, navire d’assistance et de sauvetage…) utilisent encore le pavillon « premier registre » où s’applique intégralement le droit français. Si nous laissons le destin du pavillon tricolore dans les mains des armateurs et banquiers, il est à craindre que les prochaines années voient sa disparition définitive.
La marine marchande et le Conseil national de la Résistance (CNR)
Durant la période vichyste, la plupart des armateurs français ont collaboré avec le régime pro-nazi, mettant dès 1940 leurs flottes au service de Vichy. L’armateur Frayssinet accueille Pétain comme un libérateur (Les patrons français sous l’Occupation, La Roquebrune, Odile Jacob). D’autres comme Worms se sont même servis du Service du travail obligatoire (STO) pour contrer les revendications salariales des syndicats (Rouge Midi, 2 février 1945), ou ont réalisé des travaux pour le compte de la Kriegsmarine. Quelques marins résistants ont tenté de dérouter les navires pour rejoindre le gouvernement de la France libre. La répression des armateurs et de Vichy fut impitoyable : ainsi du matelot Paul Peyrat fusillé en 1942 (Nouvelle République, 20/03/1947).
A la Libération, le programme du C.N.R. réclame la nationalisation des grands moyens de production et des transports (EDF, SNCF, RATP, houillères, régie Renault, transports aériens…). En décembre 1944, c’est au tour de la marine marchande. Dans son discours de mars 1945, De Gaulle déclare : « c’est le rôle de l’État d’assurer lui-même la mise en valeur des grandes sources de l’énergie : charbon, électricité, pétrole, ainsi que des principaux moyens de transport : ferrés, maritimes, aériens, et des moyens de transmissions, dont tout le reste dépend ». Pendant trois ans, les armateurs sont totalement privés d’initiatives, et évincés des conseils d’administration. Le CNR rappelait le caractère stratégique de la flotte de commerce : elle est réquisitionnable en temps de guerre, elle permet d’assurer la sécurité des approvisionnements, elle équilibre la balance commerciale.
Malgré l’ouverture au privé en 1948, la France compta ainsi durant toute la deuxième moitié du vingtième siècle de glorieuses compagnies nationales : Compagnie Générale Transatlantique (paquebot France), Compagnie des Messageries Maritimes, CGM à partir de 1975, SNCM, Sealink.
Privatisations et logique de profit
Depuis vingt ans, la marine marchande n’a pas échappé aux grandes vagues de privatisations. La C.G.M., fleuron de la flotte française, a été bradée pour 18 millions de francs par Jacques Chirac, contre l’avis du ministère de l’Economie, à l’affairiste Jacques Saadé. En 2005, la SNCM a été vendue par le gouvernement Villepin à Véolia et à Butler Capital Partners, sous prétexte que l’Etat ne pouvait plus financer ces lignes maritimes. Des organes productifs, par définition producteurs de richesse, sont ainsi du jour au lendemain considérés comme des charges et abandonnés à des fonds d’investissement. Quant à Sealink, elle devient Seafrance en 2005, puis en août 2012 My Ferry Link, propriété de la société privée Eurotunnel cotée en Bourse.
Le dépavillonage de flottes entières a été organisé pour réduire les coûts d’exploitation. Les plans de licenciements se sont multipliés (Maersk Tankers, Gazocéan, Greentankers, BW). Les compagnies maritimes autrefois unifiées ont été éclatées en une pléthore de filiales faites pour mettre en concurrence les travailleurs (« benchmarking »), pour les priver de participation, et pour échapper au fisc (sociétés offshore, GIE fiscaux).
La spéculation, plus rémunératrice à court terme que l’activité de transport, s’est développée sur toute la chaîne de l’activité. Spéculation sur les taux de fret (« trading de fret ») entraînant bulles et faillites en chaîne ; spéculation sur les cours des marchandises et spéculation sur les reventes de navires. Cette gestion de flotte rivée sur les marchés financiers a engendré des crises (2008) et a conduit à des paradoxes : désarmement de navires (« lay-up ») ou envoi de navires à la casse pour faire remonter les taux de fret.
Sur le trafic de passagers, le dumping social, autorisé par l’Union européenne (UE), a sabordé les compagnies françaises, au mépris même du principe de continuité territoriale. En Manche, l’armateur anglais P&O embauche des marins payés sept fois moins cher que des Français. Dès 1994, des dizaines de marins chinois furent embauchés sur ces transbordeurs (L’Humanité, 4 juin 1994). Parallèlement, les compagnies françaises se torpillent entre elles. Ainsi de DFDS ouvrant une ligne Boulogne-Douvres pour six mois afin de faire baisser le taux de fret passagers, et pour précipiter la faillite de Sea France. De même, en Méditerranée, la SNCM et la Compagnie Nationale Méridionale ne peuvent rivaliser avec la compagnie complaisante italienne Corsica Ferries.
Les clients des compagnies ne sont plus les Etats mais des chargeurs privés qui agissent sans aucuns soucis de l’intérêt national. Sur le trafic du conteneur, les chargeurs sont des grands groupes de distribution (Walmart) qui accentuent la désindustrialisation de la France (conteneurs vides ou chargés de poubelles dans le sens France-Asie et revenant chargés d’exportations chinoises). Au pétrole, la fin des quotas d’approvisionnements attribués aux compagnies françaises depuis le traité de Maastricht a accéléré leur déclin. « Une politique de sécurité des approvisionnements ne peut plus se concevoir de la même façon. Le contrôle par l’Etat de l’ensemble de la chaîne pétrolière n’est plus ni possible ni souhaitable », lit-on sur le site du Sénat. Désormais, les pétroliers sont affrétés au « spot », pour des voyages guidés le plus souvent par le seul cours du baril, parfois en total contradiction avec le bon sens économique et écologique.
Se réapproprier le mot d’ordre de nationalisation
Tout au long du vingtième siècle, la nationalisation fut au cœur des luttes syndicales et politiques. Le sénateur communiste P. Fransceschi s’en fait le défenseur dès 1945. Même après 1948, le sénateur Léon David déclara : « A la crise… il y a un bon remède à notre avis : nationaliser la marine marchande et la construction navale » (Sénat, 9 juin 1966).
Il est nécessaire que les mouvements politiques et syndicaux soucieux de prolonger l’héritage du CNR renouent avec ce mot d’ordre aujourd’hui abandonné.
La nationalisation permettra de récupérer des sommes considérables actuellement dilapidées par des improductifs. Aujourd’hui les bénéfices des compagnies maritimes servent à enrichir des familles de milliardaires (Saadé, Chateauvieux, Dreyfus…), à verser des dividendes aux actionnaires, qui ne sont pas réinvestis dans l’économie réelle. Pour la seule année 2012, Bourbon a distribué 53 millions d’euros à ses actionnaires. Cette seule somme permettrait l’acquisition de deux nouveaux navires en un an au profit de la flotte nationale (prix de deux remorqueurs type Abeille Bourbon : 51 millions d’euros). Ainsi les sommes jadis allouées à la rémunération du capital seront réinvesties dans l’économie réelle, et dans le versement de salaires décents. L’Etat reprendra la main sur un secteur stratégique en vue de la satisfaction des besoins et non du profit.
Par ailleurs, le financement de nouveaux navires par des banques d’Etat affranchira la marine marchande de la dictature des banques privées, qui, intérêts et marges confondus, prélèvent environ 6% des prix des navires (6 millions sur un navire de 100 millions d’euros) et imposent aux armateurs jusqu’au choix du pavillon.
Enfin, le contrôle par l’Etat de la flotte permettra de satisfaire des besoins réels (continuité territoriale, cabotage intérieur, importations et exportations stratégiques)
L’histoire a montré l’efficacité des flottes nationalisées jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui, la Russie a conservé certaines grandes compagnies nationales comme Sovcomflot (5ème compagnie pétrolière au monde), et a renationalisé certaines d’entre elles. L’Etat chinois possède deux des plus grandes compagnies de porte-conteneurs au monde (COSCO et CSCL), ainsi qu’une grande flotte de pétroliers. Les commandes de pétroliers par les compagnies d’Etat sont en plein essor : 26 navires en construction pour la flotte vénézuelienne PDVSA, 28 pétroliers pour les compagnies d’Etat chinoises (« The rise of governement-owned fleet », Georges Washington University, août 2011).
Comment faire pour que les donneurs d’ordre français favorisent la marine marchande française nationalisée ? Il faut contraindre les bateaux qui transportent des produits à destination de la France à utiliser des bateaux français. Pour cela, il suffit de remettre en place (et d’étendre) des quotas liées aux importations stratégiques. La CGT a obtenu en 2013 une révision de la loi sur les approvisionnements en hydrocarbures dont Maastricht nous avait privé :
http://www.lemarin.fr/articles/deta…
Ce genre de loi va dans le bon sens et peut être étendu à d’autres secteurs : le vrac, le grain, les colis, le solide.
Quant aux exportations, les grandes entreprises nationales traiteront directement avec les compagnies nationales, de la même façon qu’une entreprise qui veut utiliser le rail doit passer par la SNCF. Comme le fait actuellement Airbus avec les navires de Louis Dreyfus Armateurs (même si les navires ne sont pas sous pavillon premier registre…).
Le monopole du cabotage intérieur doit être mis en place. Les Etats-Unis et l’URSS l’ont mis en place avec efficacité. La France doit suivre cet exemple.
Le principe de continuité territoriale enfin avec la Corse et les DOM, TOM doit être respecté. Aucune concurrence ne sera tolérée sur les lignes offrant un service public. L’UE cherche à contester actuellement cette délégation de service publique à la SNCM au profit de Corsica Ferries (pavillon italien).
Il en va de même pour les services hydrographiques et portuaires. Par exemple, les opérations de dragage dans les ports français doivent être menées par des navires français. En 2013 c’est une drague hollandaise qui entretient le port de Boulogne-sur-Mer. Voilà de quoi affréter quelques navires.
Face au déclin irrémédiable de la flotte française abandonnée à la seule logique du profit, le M’PEP réclame donc, en outre de la généralisation du pavillon français premier registre, sa nationalisation intégrale.
Quelle réglementation internationale pour le transport maritime en vue de mettre fin au dumping social et fiscal ? Comme dans la plupart des secteurs, les normes internationales en matière sociale sont moins-disantes par rapport à nos normes nationales. On ne peut attendre de l’Organisation internationale du Travail (OIT) et de l’Organisation maritime internationale (OMI), dont les décisions sont fortement influencées par les lobbies des armateurs (Intertanko, Intercargo…) et des assureurs, qu’elle lutte contre le dumping social. En revanche, il est clair que le fait de redévelopper notre flotte nationale nous offrira davantage de sièges à l’OMI. Cela nous permettra, à terme, avec les autres pays qui auront opté pour une flotte nationale, de lutter contre les pavillons de complaisance, qu’il faut éradiquer. Mais il faut d’abord commencer par balayer devant notre porte, en gardant en mémoire qu’aujourd’hui le pavillon français que hissent la plupart de nos navires (RIF) est un pavillon de complaisance.
Toutes ces mesures protectionnistes, à prendre dans le cadre de la charte de La Havane de 1948, et particulièrement la nationalisation, sont impossibles dans le cadre européen, où les aides d’Etat et le renflouement sont considérés comme une atteinte à la libre-concurrence. Selon l’article 107 du TFUE « sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. »
Raison de plus pour nous libérer en sortant de l’euro et de l’Union européenne.