Dans un article précédent, nous analysions la destruction de l’éducation nationale pour sa marchandisation dans le cadre de la stratégie de Lisbonne impulsée par l’UE.
Le ministre de l’EN, Peillon, a décidé de s’en prendre aux classes préparatoires et aux grandes écoles, visant en premier les professeurs qui y enseignent. Car ce système à le défaut de reposer sur le système méritocratique du concours et surtout des lycées gratuits tout comme la plupart des grandes écoles d’ingénieurs. Et de fonctionner sans doute encore trop bien.
Ne nous y trompons pas, s’il est facile pour ce gouvernement de viser ces profs de prépa, peu nombreux et certes mieux payés que ceux du secondaire et du primaire (ce n’est pas difficile, ces derniers étant parmi les plus mal payés d’europe!), en les désignant comme privilégiés en niant les spécificités de leur travail, il s’agit en fait d’une nouvelle remise en cause du statut des enseignants qui ne sera n’en doutons pas que le prélude à une remise en cause généralisée du statut de la fonction publique. Il suffit par exemple de lire le récent rapport Pécheur.
Ne nous y trompons pas, la question budgétaire n’est ici que prétexte – on ne saurait naïvement croire que cette punition de quelques milliers de professeurs a pour but d’offrir de meilleurs moyens aux zones défavorisées – et il s’agit ici surtout de diviser. Surtout que dans le même temps, le gouvernement fait part exemple le choix d’une augmentation conséquentes de certains de ses hauts fonctionnaires tout en serrant toujours un peu plus les rémunérations de tous ( D’après le syndicat FO de l’Equipement, au moment où la réforme indiciaire en cours prévoit de n’augmenter le traitement mensuel d’agents de la catégorie C que de seulement 4,63 € après quatre ans de gel, le MEDDE se propose de revaloriser le plafond indemnitaire annuel de ses inspecteurs généraux de 26 038 € quatre ans après l’instauration de leur régime (très) particulier.)
Ci après voici une lettre ouverte d’un professeur de classe prépa de Toulouse :
Merci Monsieur le Ministre. Il était temps ! Temps de s’attaquer d’une part aux nantis que nous sommes, nous autres professeurs en Classes Préparatoires aux Grandes Écoles, et surtout de s’attaquer à ce système profondément injuste et anti-républicain. Je vais essayer d’expliquer aux éventuels incrédules, mais pourquoi en existerait-il, POURQUOI ?
J’ai 47 ans, j’ai toujours aimé l’ombre, merci déjà de me pousser à en sortir, j’apprécie votre sens de la pédagogie. J’ai souvent laissé parler les autres, j’ai écrit pour certains de vos collègues en leur laissant apposer leur nom au bas de la page, ou le soin de lire ce que j’avais écrit. Merci encore de me donner l’occasion de signer l’un de mes textes. Il faut un début à tout.
J’ai honte, je l’avoue. J’ai péché. Je suis agnostique mais une vaine tentative d’origine familiale de me faire apprendre le catéchisme me rattrape. Voudrez-vous bien, Saigneur, pardonner toutes mes fautes, et accepter la confession de l’un de vos disciples ?
J’ai vécu une enfance heureuse avec des parents merveilleux qui ont toujours tout fait pour moi. Un père qui avait raté deux fois son Baccalauréat – à une époque il est vrai où celui-ci représentait encore quelque chose, une mère qui a servi toute sa vie votre Ministère, auprès des tout-petits. Nous avons vécu pendant treize ans à trois dans un deux-pièces, mes parents me laissant l’une d’elles pour que je puisse être dans les meilleures conditions pour étudier. J’avais quatorze ans quand, en fin d’une classe de troisième dans le petit collège juste à côté de chez moi, le Principal, Monsieur Giraud, a fait basculer ma vie dans le Mal. Cet homme à qui je n’en voudrai jamais assez a pensé que je devais rejoindre un grand lycée parisien, s’attirant au passage les foudres de mes professeurs. Comme nous étions en 1981, mon dossier est passé sous la table, de Principal à Proviseur. Quelques mois après je me retrouvais au 123 rue Saint-Jacques, au lycée Louis-Le-Grand, dans ce temple de l’élitisme républicain que vous devriez vraiment songer à brûler. C’est là que j’ai commencé à mal tourner. Cinq années à « LLG » et j’ai intégré l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Vous devriez vraiment faire quelque chose à ce sujet également, ces Écoles Normales Supérieures forment des élites auto-reproductrices. Le pire, c’est que mes parents ont été fiers de moi, ils m’aimaient trop. Mon père est mort, mais ma mère sera ravie d’apprendre qu’elle appartenait sans le savoir à une caste de privilégiés qu’elle n’a fait que reproduire. Puis ce fut l’engrenage. Emporté par des pulsions datant de l’adolescence, j’ai décidé de servir l’État. D’abord en tant qu’enseignant-chercheur à l’École des Mines de Paris. Pardon de vous faire modestement des suggestions, mais là encore il faudrait prendre conscience que cet établissement est dangereux, on y forme des ingénieurs, qui plus est parmi les meilleurs. Puis je me suis rendu compte que la recherche me plaisait moins que l’enseignement, et en toute sincérité, que j’y étais médiocre et que je n’étais pas fait pour ça. Alors j’ai demandé à rentrer à la maison, j’ai enseigné en lycée puis, je l’avoue, en classe préparatoire. Les sirènes de l’exception et de l’inégalité m’avaient assourdi, en réveillant le nanti qui sommeillait en moi. Je viens de le réaliser grâce à vous, MERCI !
Décrivons un peu mon épouvantable crime. 50, 60, 70 ? Franchement je ne sais pas combien d’heures par semaine je travaille, et bien évidemment cela dépend des semaines. Allez, faites-moi la grâce de n’en compter que 50 pour atténuer ma faute. Mais c’est un fait, je n’ai jamais compté. Pas plus que je n’ai compté les milliers d’heures que j’ai données bénévolement aux élèves.
À Louis-Le-Grand tout d’abord, où l’une de mes professeurs m’a accordé sa confiance en m’attribuant des khôlles dans sa classe, dès mon entrée à l’ENS. Et où j’ai partagé ma passion et mon plaisir avec des intelligences qui m’ont émerveillé et qui avaient une soif intarissable d’apprendre. En leur donnant mes mercredis après-midi, certains de mes week-ends, en restant avec certains à « faire des maths » jusqu’à une heure avancée de la nuit, à leur demande je précise. Un jeune agrégatif, puis un jeune Agrégé fougueux, heureux de partager ses connaissances et de communiquer sa passion, avec d’encore plus jeunes élèves qui en demandaient toujours plus, ça ne pouvait que mal se passer. Joël Los, Dimitri Zvonkine, Cédric Villani, Karol Borejsza, Jean-François Tu, Emmanuel Breuillard, et tant d’autres, si vous lisez un jour cette lettre, du fond du cœur un grand et vrai merci pour ces moments de partage que j’ai eus avec vous.
Puis c’est avec le même plaisir que je n’ai pas compté, dans le célèbre « neuf-trois » où je suis resté en poste plus de dix ans. Des classes préparatoires qui coûtent très cher, car les classes sont moins chargées. Tout ça pour permettre à des jeunes gens sortis des cités de Montreuil ou de Bondy de rejoindre une caste de privilégiés ; la Nation doit-elle vraiment couvrir de tels agissements ? Alors que le privé s’en chargerait si bien ? Monsieur le Ministre, vous devriez vraiment songer à fermer ces classes qui coûtent si cher.
Et c’est toujours avec le même plaisir que j’essaye d’accomplir ma tâche dans cette grande et noble maison du centre-ville de la ville rose, face à des Jacobins à qui je rends en plus hommage ce faisant.
Mea culpa. Je suis un pur produit de l’enseignement public et je n’ai vécu que pour lui. J’ai toujours offert du temps, le plus que je pouvais, à mes élèves, les malheurs de ma vie privée ne sont pas les seuls responsables de cet engagement. Je reprenais mes cours deux semaines après une biopsie cérébrale quand la maladie m’a touché. J’assurais tous mes cours entre mes séances de chimiothérapie. Mes médecins ont tout fait pour satisfaire ce que j’avais dégagé comme priorité, mon TRAVAIL, pardon de prononcer ce désormais gros mot dans notre société. J’ai toujours donné des heures bénévolement, le mercredi, pendant mes vacances. Mes khôlles, payées une heure je vous rassure, en durent souvent trois. Mes élèves peuvent me joindre, et ne s’en privent pas, quand ils le souhaitent. Et en tout cela, je ne suis pas différent de tous mes collègues de classe préparatoire, ils se reconnaîtront tous dans cet investissement, dans cet engagement total au service de leurs élèves. Mes élèves ont même mon numéro de téléphone et me contactent, en journée, le soir, ou même la nuit, avec ma bénédiction. Pour « faire des maths » ou pour me confier des choses plus personnelles, scolaires ou non. Leurs angoisses, leurs doutes, leurs soucis extérieurs. J’essaye de les accompagner aussi totalement qu’ils en ont besoin pendant toute une année, et cela ne s’arrête ni aux heures de mon ORS, ni aux mathématiques. Et nous faisons tous cela. Le travail que nous leur demandons et le privilège que nous avons d’enseigner à un tel public exigent des contreparties de notre part, et nous répondons présent. Mea maxima culpa, je ne recommencerai pas, j’espère que vous saurez un jour me pardonner puisque visiblement je vous ai offensé au point que vous vouliez me sanctionner.
Oui, Monsieur le Ministre, je suis un privilégié, et j’en suis conscient. Mais pas pour les raisons que vous invoquez. Je suis un privilégié de pouvoir avoir cette qualité de contact avec ceux auxquels je dis à chaque rentrée qu’ils deviennent MES élèves. Je suis un privilégié d’avoir en face de moi le public que j’ai en face de moi. Des jeunes gens pour qui les mots « respect » et « travail » ont un sens. Des jeunes gens qui ont choisi d’être là et qui savent pourquoi ils sont là, qui savent ce qu’ils veulent, et aussi ce à quoi ils veulent ainsi échapper. Des jeunes gens qui ont soif d’apprendre et qui découvrent pour beaucoup une rigueur et un contenu après des années d’un vide sidéral que des générations de réformes, et de pédagogues de tous bords dont beaucoup n’ont jamais vu une classe, se sont évertués à installer en le nappant d’un clinquant admirable et de noms savants.
Je n’ai, Monsieur le Ministre, jamais rien demandé, ni même simplement attendu de vous ni de vos prédécesseurs. La reconnaissance de la Nation s’est toujours limitée pour moi à celle de mes élèves, anciens élèves et de leurs parents. Je ne sais pas si je fais bien mon travail, mais je le fais, je le plus-que-fais tout comme tous mes collègues. La joie de mes élèves quand ils intègrent fait la mienne. Leurs remerciements ou ceux de leurs parents sont les seuls qui me touchent profondément.
Mais jamais, Monsieur le Ministre, jamais je n’aurais imaginé que la Nation, à travers vos actes et vos propos, me crache un jour cette vocation à la figure. Je vis la situation actuelle comme une humiliation, et je suis loin d’être le seul. Le travail que nous faisons tous, comme tout travail, ne peut supporter le mépris que vous nous renvoyez.
Commençons, chose normale pour un nanti, par les questions d’argent. Le « profiteur du système » – je cite les paroles prononcées ce jour et rapportées par l’un de nos syndicats – que je suis ne pouvait pas ne pas en parler. 15 % hier, 10 % aujourd’hui, je devrais sûrement vous remercier, voilà ce que vous me proposez comme perte. Alors certes, je gagne bien ma vie. Les fins de mois ne sont pas difficiles, d’autant qu’à part des plaisirs gastronomiques, je n’ai aucun goût de luxe. Il me suffira de moins consommer. Et puis en bon profiteur, je saurai compenser. En remerciant la femme de ménage qui m’aide depuis que, suite à la maladie, je suis handicapé. En complétant cette perte, si elle s’avérait vraiment trop lourde, par des heures de khôlle supplémentaires, khôlles que j’apprendrai à faire en une heure. Et cela, en bon salaud, sur le dos de collègues du secondaire qui travaillent aujourd’hui avec moi. Comme ça, LÀ, j’aurai en plus mauvaise conscience. Je suis Agrégé hors classe, au dernier échelon, et à l’avant-dernier chevron de cet échelon. Donc presque au sommet de la pyramide. Sur mon dernier bulletin de salaire, à la rubrique « net à payer », je lis : 3337,30 €. Je suis pleinement conscient là aussi que c’est une somme importante, comparée au salaire médian en France. Tout en étant conscient également que mes élèves, de futurs financiers que vous devriez songer à pendre haut et court, mettent en moyenne cinq ans à gagner plus que moi. Nous savons tous dans quel état financier se trouve notre pays, et je suis le premier à admettre que nous devons tous faire un effort, TOUS. Mais, Monsieur le Ministre, une baisse de salaire de 15 %, ou même de 10 %, c’est inédit en France dans la fonction publique depuis la crise de 1929. Et là TOUS avaient consenti un tel effort, pas seulement 8000 membres d’une prétendue caste. Le peuple approuve, les nantis seront sanctionnés, la masse ne nous soutiendra pas, vous jouez sur du velours. Mais que les fonctionnaires qui se réjouissent d’avance en profitent bien ! Après des ex-nantis, il y aura d’autres nantis, de nouveaux nantis, dont il faudra alors mettre les têtes sur des piques. Quel fonctionnaire accepterait sans sourciller un pourcentage de baisse aussi important de son salaire ? En outre, que se passerait-il si cela devait concerner des médecins ou des conducteurs de train ? Seulement voilà, c’est l’avantage du velours. Avec nous ça va glisser, et puis vous devez vous dire que le sacerdoce reprendra bien le dessus après quelques turbulences.
Alors pour finir sur le sujet, OUI. Oui, je suis pleinement d’accord pour faire un effort, mais pas pour être montré du doigt. Et encore moins pour en accepter un aussi violent sans broncher, et en me faisant, qui plus est, insulter. De préférence tant qu’à faire en continuant, en bon soldat de la République, à en faire le maximum, et même davantage. Ce n’est même plus le niveau zéro, vous êtes perdu, Monsieur le Ministre, dans les catacombes de la gestion des ressources humaines.
Mais là n’est même pas le principal. Vous n’avez jamais caché votre aversion pour le système des classes préparatoires et des grandes écoles. Des textes de vous datant d’il y a quelques années refleurissent. Une exception française honteuse. Exception que, soit dit en passant, certains pays étrangers et non des moindres, sont en train de reproduire, la Chine en tête. Mais admettons, et j’en reviens au début de ma lettre. Il était temps ! Temps d’essayer enfin de laisser libre cours à cette idéologie égalitaire que vous prônez. Les classes préparatoires et les grandes écoles, c’est le Mal, il était grand temps de s’attaquer à cela. Pensez donc, un élitisme républicain, qui plus est fondé sur la méritocratie ! Quelle horreur. Vivement que notre pactole et nos bons élèves rentrent dans le rang en allant s’asseoir sur les bancs de l’Université. Elle déchantera vite, ses fantasmes seront vite éteints. Une fois dilué dans le système, l’argent sale que nous symbolisons ne se verra même plus. Qu’elle se rassure aussi, une fois noyés dans la masse, les élèves tous excellents que nous avons d’après elle et qui lui échappent arriveront eux aussi à en faire moins. Ce n’est quand même pas l’encadrement dont ils bénéficient qui leur fait donner le meilleur d’eux-mêmes ? Non, ce serait trop gros…
En attaquant de front les classes préparatoires, la motivation des privilégiés comme moi qui y enseignent, et les grandes écoles par le biais de la réforme de la taxe d’apprentissage, vous avez au moins le mérite d’avoir tombé les masques. Les idéologues sont bien au rendez-vous, et ce qui me fait le plus mal peut-être est que, parmi eux, il y en a un que j’ai personnellement contribué à former, sur les bancs du Lycée Louis-Le-Grand, vous ai-je dit que vous devriez songer à le brûler ? Avant qu’il n’intègre l’École Normale Supérieure, mais lui a su comprendre ses fautes avant moi. Je m’en remettrai.
Oui Monsieur le Ministre, vous avez raison. Il était temps de s’attaquer à l’un des derniers bastions de l’enseignement français qui fonctionne encore à peu près. Vous devriez aussi supprimer l’ENA, cette école est la honte de la République. Et l’Ecole Polytechnique également, en plus il paraît qu’il y a des militaires là-bas. Vous avez raison d’essayer d’empêcher des jeunes gens de viser l’excellence, et leurs parents, parmi lesquels figurent en plus nombre de gens qui vous entourent, de les y pousser. Vous avez raison de ne même pas daigner recevoir nos représentants idiots qui vous feraient perdre un temps précieux dans d’inutiles palabres. C’est le point commun entre la dictature et l’idéologie, inutile de discuter avec les gens concernés puisque vous avez toujours raison. Vous avez encore raison de vous mettre à dos votre base avec une réforme, et aussi l’une de vos élites avec une autre. Vous avez surtout raison de chercher à détruire cet élitisme républicain, cette méritocratie basée sur le talent et sur l’effort qu’une République trop longtemps inconsciente et aveugle a instaurés. Jules Ferry et les autres seront d’accord. Vous avez raison sur tout.
Pardon pour toutes les fautes épouvantables que mes collègues et moi avons commises. Merci de nous sortir de la grotte et de nous guider vers la lumière. Bravo enfin pour avoir réussi en une seule semaine à faire vaciller cette flamme que j’ai en moi depuis plus de 30 ans.
Je ne sais pas grand-chose, Monsieur le Ministre, il est grand temps de me renvoyer à l’Université. Je sais juste une chose : ce mépris que vous nous envoyez est un boomerang, la vie est ainsi faite, il reviendra un jour jusqu’à vous.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de… Eh bien de rien du tout, comme ça nous pouvons dire que nous sommes quittes sur le coup.
Jean-Noël MIALET
Nanti privilégié, profiteur du système.
Lycée Pierre de Fermat, un grand homme.
Toulouse, une ville un peu moins rose, comme beaucoup bientôt