« Bonjour à toutes et à tous. Vous allez assister à une confrontation inédite. » En ce dimanche 13 septembre, l’animateur du « Grand Débat » de la « Fête de l’Huma autrement » (la pandémie du coronavirus ayant contraint à annuler les traditionnelles festivités annuelles) n’est pas peu fier de présenter une « confrontation » inédite. Jugez plutôt : Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, se retrouve face à… Geoffroy Roux de Bézieux, le président du MEDEF.
« Inédit », ce type de « débat » l’est assurément : on imagine Benoît Frachon « débattre » à la Fête de l’Huma avec Georges Villiers, premier président du Conseil national du patronat français (CNPF) créé à la Libération pour recycler un patronat massivement impliqué dans la Collaboration avec Vichy – et par la suite nommé président de BusinessEurope, un lobby des patrons de l’industrie au niveau européen ; on imagine Georges Séguy « débattre » avec Paul Huvelin, successeur de Georges Villiers et qui a « recherché essentiellement […] la paix sociale » à travers les accords de Grenelle de mai 1968, tout en ayant été membre du Conseil européen pour le progrès économique et social avant de présider l’union des industries de la Communauté européenne dans les années 1970 ; on imagine aisément Henri Krasucki « débattre » avec Yvon Gattaz, le père de Pierre Gattaz qui exerça les pressions nécessaires pour pousser Mitterrand et le gouvernement Mauroy à opérer le « tournant de la rigueur » en 1982-1983 – « tournant » dont nous ne sommes toujours pas sortis aujourd’hui…
Mais voilà : Philippe Martinez, qui signe toute honte bue un texte appelant à faire du « dialogue social » l’action prioritaire en plein confinement (texte également signé par la jaune CFDT et le MEDEF) et qui applaudit le « plan de relance » (comprenez : plan de liquidation des conquêtes sociales et démocratiques) Macron-Merkel – et ce après avoir expliqué qu’il refusait toute interférence politique au nom de la charte d’Amiens, lorsque Jean-Luc Mélenchon proposa par exemple l’organisation d’une vaste manifestation sur les Champs-Élysées à l’automne 2017 –, franchit un pas supplémentaire dans la collaboration de classes, sous le regard attendri des organisateurs de la « Fête de l’Huma autrement ». Et voilà que Roux de Bézieux, le patron du MEDEF qui dispose déjà de suffisamment de tribunes médiatiques et politiques en temps normal, devient l’attraction majeure de cette « confrontation inédite » et de ce weekend peu ordinaire. Heureux comme un poisson dans l’eau, l’animateur du débat annonce fièrement que le « débat » va « opposer » des « points de vue qui se situent aux antipodes l’un de l’autre » ; et cela tombe bien car Martinez en « rêvait » (avec un grand sourire) car il « croi[t] beaucoup en ce genre de débat » pour « se forger une idée en toute connaissance de cause » ; avec seulement 1890 vues (dont quatre visionnages de la part du rédacteur du présent article) sous la vidéo YouTube deux semaines après la publication de celle-ci, on peut douter de l’efficacité de la démarche…
L’analyse du « débat » permet de dégager une analyse plus nuancée que les explications avancées par les eurobéats « contradicteurs » du MEDEF. Naturellement, prétendre que Philippe Martinez et Geoffroy Roux de Bézieux défendent des points de vue exactement similaires relèverait de la malhonnêteté intellectuelle. Fier-à-bras, Roux de Bézieux affirme les fondamentaux de l’exploitation capitaliste : « je ne suis pas complètement à l’aise avec la montée de la démocratie directe » ; à la question de savoir s’il faut « remplacer » le capitalisme par « un autre mode de fonctionnement de la production » (prononcer le mot « communisme » arracherait la bouche de l’animateur), Roux de Bézieux est bien entendu catégorique : « Je ne vais pas vous surprendre : je ne vais pas vous dire oui » car « les économistes n’ont pas de modèle à plaquer sur cette crise » ; en outre, face à la crise, « c’est assez logique que l’État vienne au secours des entreprises, et donc des salariés » (le dernier passage étant certainement ajouté pour flatter le public et Martinez) ; « au MEDEF, on est rarement favorable aux impôts » – et les euro-gouvernements successifs, « socialistes » compris, ont satisfait les desiderata du patronat sur ce sujet ; « je pense que la liberté d’entreprendre permet de la créativité, permet de créer des richesses – et de les partager ensuite » (là encore, ça a dû en coûter à Roux de Bézieux de prononcer une telle formule) ; « les entreprises payent énormément d’impôts », et donc « une aide publique, c’est un morceau d’impôt qu’on vous a pris et qu’on vous rend » (et l’oligarchie capitaliste, bénéficiant du CICE, de la suppression de l’ISF, de la baisse de l’impôt sur le revenu, des baisses de cotisations patronales, etc., peut témoigner des cadeaux fiscaux successifs des euro-gouvernements). Pendant ce temps, Martinez sort des formules classiques plutôt de bon sens, tout en ne parvenant pas à prononcer des mots comme « capitalisme » : dénonciation du « moins-disant social qui génère des délocalisations », des « inégalités qui, à l’échelle de la planète, se creusent », des « actionnaires » privilégiés par rapport à l’investissement productif ; « cette crise, elle a révélé que, heureusement, certains l’appellent un matelas social, nous on parle de modèle social, et bien là on voit dans ces périodes-là, la différence avec des pays comme les États-Unis » (et d’ajouter : « je ne parle pas de la Chine, parce que là… ») ; « le marché ne doit pas tout », etc.
Mais la suite du « débat » révèle malheureusement que le dirigeant de la CGT se perd dans ses lubies eurobéates classiques, comme lorsqu’il a signé l’appel « Plus jamais ça ! Construisons le jour d’après » défendant notamment « la décision de ne pas utiliser les 750 milliards d’euros de la BCE pour alimenter les marchés financiers mais uniquement pour financer les besoins sociaux et écologiques des populations ». Et voici que Martinez, qui explique à raison qu’« on a besoin de règles » (fiscales, sociales, environnementales) face au marché, affirme : « On peut le faire à l’échelle européenne. Nous on se bat, avec l’ensemble d’ailleurs, enfin une grande partie des syndicats européens, pour qu’il y ait un salaire minimum en Europe, parce qu’il y a du dumping social y compris au sein même de l’Europe ». Et revoilà l’éternel refrain de « l’Europe sociale » porté par un eurobéat qui, de toute évidence, ne semble pas au courant que l’actuel patron de la Confédération européenne des syndicats (CES) n’est autre que Laurent Berger, avec lequel Martinez signe des déclarations pour faire du « dialogue social » l’instrument « privilégié » face au patronat ou pour applaudir des deux mains le « plan de relance » Macron-Merkel.
Pire : versant dans l’idéalisme béat ignorant les principes mêmes d’une analyse dialectique et matérialiste (peut-on vraiment attendre une telle démarche de la part de Martinez ?), le secrétaire général de la CGT parvient à faire passer Roux de Bézieux pour un homme lucide quant aux rapports de forces géopolitiques et économiques : tandis que Martinez, incapable d’opérer une « analyse concrète de la situation concrète », entonne le refrain de l’« Europe sociale », défend le « SMIC européen » et n’ose pas prononcer le terme de « souveraineté », Roux de Bézieux évoque la question des relocalisations de manière réaliste, expliquant même « qu’il faut retrouver une forme de souveraineté » et qu’« en arrivant au MEDEF, j’ai créé un comité souveraineté, qui avait d’ailleurs un peu toussé si j’ose dire parce que tout de suite on dit souveraineté = souverainisme = protection des frontières = xénophobie. Non, ce n’est pas ça » – à ceci près que le MEDEF lui-même évoque, comme Macron, une « souveraineté européenne ». Et d’ajouter avec lucidité : « le problème c’est qu’au sein de l’Europe, vous le savez, on a des modèles sociaux qui sont encore très différents ; et on a choisi tous collectivement – alors on n’a pas peut-être pas tous voté de la même manière –, mais on a choisi d’unir nos destins sur le plan économique avec la même monnaie. Donc là, c’est beaucoup plus compliqué parce qu’en gros, proposer un SMIC européen, pourquoi pas ? À la limite, je vais vous dire : si je suis très cynique, cela nous avantage parce que globalement, même si on a des usines à l’étranger, on a plus de production en France, donc ça va faire monter les coûts des autres […]. Le problème c’est que, allez dire ça aux patrons polonais… » ; ne sachant que répondre, Martinez réplique à Roux de Bézieux « c’est à vous de le faire » pour s’adresser au patronat polonais, avant de réclamer « plus de protections », sans bien entendu se demander si cela est réalisable au sein de l’UE…
Le même weekend, « Fabien Roussel (PCF), Olivier Faure (PS), Léa Balage El Mariky (EELV) et Adrien Quatennens (FI) ont débattu, ce samedi, à l’Agora de la Fête l’Humanité Autrement » (L’Humanité), ce qui permet d’offrir un nouveau spectacle de la « gauche plurielle » que Quatennens fut le plus prompt à condamner ; quant à Fabien Roussel, cherchant une position d’équilibriste pour une impossible entente avec un faux Parti « socialiste » et des prétendus « écologistes » avant tout portés par le projet européiste (et sans naturellement toucher au capitalisme), son positionnement sur les élections régionales dans les Hauts-de-France est claire : « Pour gagner, il va falloir rassembler largement, très largement, bien au-delà de nos propres rangs, aller convaincre des gens qui n’ont plus envie d’aller voter, qui sont dégoûtés de la politique », avec « toutes les ouvertures qu’il faut ». Et pendant ce temps, Patrick Le Hyaric écrit au Pôle de Renaissance communiste en France (PRCF) pour « contribuer » financièrement à ce weekend, sans inviter ni même proposer un instant de réels débats entre communistes sur des sujets fondamentaux : sortie de l’UE et de l’euro, souveraineté nationale et populaire, retour aux fondamentaux du marxisme-léninisme, etc.
« La régression sociale ne se négocie pas : elle se combat », proclamait Henri Krasucki. Philippe Martinez opte pour le « débat » avec le MEDEF, grand inspirateur de la régression sociale (et démocratique) touchant la France et la République, les citoyens et les travailleurs, depuis des décennies. Plus que jamais, il est urgent d’œuvrer pour un syndicalisme de classe et de masse – comme le font déjà des syndicalistes de la CGT, refusant l’asservissement au « dialogue social », à l’UE et à la CES – et la renaissance d’un Parti communiste franchement marxiste-léniniste qui porte le Frexit progressiste, la sortie de l’euro, de l’UE, de l’OTAN et du capitalisme exterministe étant la seule perspective d’avenir pour les travailleurs et l’ensemble des classes populaires et moyennes exploitées par le MEDEF européiste.
FK pour www.initiative-communiste.fr