Une partie de l’extrême gauche, y compris se réclamant du marxisme-léninisme, nie la fascisation avancée que connaît la France, contre laquelle le PRCF alerte depuis des années. Il nous semble utile dans la période politique cruciale actuelle (où les mêmes groupes reprochent au PRCF son soutien critique à la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, critique qui procède selon nous de la même erreur, qui ne saisit pas la réalité des rapports de classes du moment), de revenir sur le fond de la question de la fascisation.
Une crise mondiale du capitalisme d’une intensité et d’une étendue considérables
Le risque fasciste s’apprécie d’abord à l’aune des rapports de production. En période relativement faste, si le rapport de forces n’est pas trop défavorable à la classe ouvrière, la bourgeoisie se montre plus encline à accorder quelques concessions pour contenir la colère du peuple dans des bornes raisonnables, elle n’a pas forcément besoin de dictature ouverte. Aujourd’hui, toute une série de facteurs objectifs milite pour que les capitalistes refusent le « grain à moudre » qui huile les rouages du système en favorisant les réformistes et évitant un recours trop manifeste à la violence la plus directe, toujours coûteux et difficilement contrôlable à terme. Le capitalisme connaît une crise systémique d’une ampleur jamais vue depuis celle de 1929, qui précéda de peu l’accession au pouvoir des nazis. La manne constituée par le pillage par le grand capital de l’économie des anciens pays socialistes (qui conduisit à la remondialisation du capitalisme) permit une rémission à la maladie incurable du système, la baisse tendancielle du taux de profit ; cette rémission a pris fin. Les contradictions inter-impérialistes s’exaspèrent, les menaces sur la paix mondiale s’accumulent. Le pillage des ressources naturelles de la planète constitue une autre manne pour les capitalistes dont la surexploitation aggrave à terme la tendance à la baisse du taux de profit : la crise écologique majeure qui commence à s’abattre sur la planète décuple les contradictions. Tout cela crée des conditions objectives favorables à l’émergence du fascisme. Ajoutons que, contrairement à ce qu’une certaine vision de l’histoire veut faire croire, le fascisme se nourrit beaucoup plus de la contre-révolution (souvent avec un certain décalage temporel, comme en Allemagne entre l’écrasement sanglant de la révolution spartakiste et la prise de pouvoir nazie) que de la révolution dont il serait un contrecoup. De ce point de vue, la situation est encore pire aujourd’hui que dans les années 1930, où l’existence et le développement rapide de l’URSS donnèrent un point d’appui considérable au moment ouvrier ; ils permirent ensuite de vaincre, au prix de sacrifices immenses pour le peuple soviétique et les communistes du monde entier, notamment, le fascisme dans la plus grande partie de l’Europe.
Ces éléments objectifs, auxquels s’ajoutent le putsch fasciste ukrainien de 2014 et une progression générale des forces d’extrême droite dans toute l’Europe de l’Est, nous semblent peser autrement lourd dans la balance de l’analyse des risques fascistes en France que l’observation qu’on ne torture ni n’exécute de manière courante les militants progressistes. Faudra-t-il attendre d’en arriver là pour que certains communistes plus soucieux d’afficher des positions qu’ils croient révolutionnaires que d’analyser de façon marxiste la société daignent en appeler à un sursaut antifasciste ?
L’accélération récente du processus de fascisation en France
De fait, il serait erroné de prétendre que la France serait aujourd’hui un État fasciste (ce que le PRCF n’a jamais affirmé). Mais les signes de fascisation s’amoncellent : le viol du NON populaire français – et néerlandais – par l’adoption du traité de Lisbonne par la ploutocratie européenne, il y a moins de dix ans, constitua l’une des plus graves négations de la démocratie bourgeoise ; la saignée effroyable imposée depuis à la Grèce (rappelons-nous les propos de Juncker : « il ne peut y avoir de démocratie contre les traités européens »), avec une chute de PIB digne d’un état de guerre, fut un autre putsch « légal » perpétré par l’U.E..
En France, faut-il rappeler que, sans encore les torturer, la police et la justice de classe poursuivent de plus en plus violemment et systématiquement, avec les prétextes les plus grotesques (comme ce syndicaliste inculpé pour un jet de confettis), des centaines de militants pour leur seule activité contestataire ? Faut-il rappeler l’état d’urgence permanent, l’usage du 49.3 généralisé par le trio Hollande-Valls-Macron pour imposer sans délai son avalanche de cadeaux énormes au patronat ? Faut-il rappeler Rémi Fraisse, militant écologiste non violent abattu par les forces de l’ « ordre » bourgeois, les dizaines de manifestants anti-loi travail blessés, les conséquences de la politique dite « anti-terroriste » ? Tout cela ne fait certes pas encore de la France un État fasciste, mais impose de noter une fascisation qui s’est accélérée avec le quinquennat d’Hollande, notamment depuis les attentats de 2015 et les luttes de classes contre la loi travail. Le pouvoir peut de moins en moins imposer les volontés du grand capital sans recours à la violence et à la négation de l’État de droit.
Vers un « fascisme de basse intensité » ?
De même que les formes de l’exploitation capitaliste se sont modifiées au gré des évolutions du procès de production, les formes de fascisme d’aujourd’hui et celles que nous espérons pouvoir éviter demain ne reproduiront pas nécessairement les anciennes. La « révolution conservatrice » de Reagan et Thatcher, farouches soutiens du fasciste chilien avéré Pinochet, nous semble relever d’un « fascisme de basse intensité », moins violent que celui de Mussolini ou Hitler, mais s’inscrivant aussi dans la dictature résolue du grand capital financier, avec une répression anti-ouvrière poussée jusqu’à l’intervention armée dès que « nécessaire » et un arsenal législatif rendant extrêmement difficile tout exercice des droits syndicaux les plus élémentaires. Le slogan exterministe plutôt morts que rouges typique de la contre-offensive « néolibérale » qui allait triompher dans les années 1980, écho du vive la mort des franquistes, ne relève-t-il pas du fascisme ? S’il est trop tôt pour prédire les développements de la mandature de Trump aux Etats-Unis, son commencement montre déjà qu’elle s’inscrit au moins dans un fascisme de basse intensité (dans les formes d’outre-Atlantique, forcément différentes de celles auxquelles les fascismes européens nous ont accoutumés), avec les attaques frontales contre les droits des femmes, des immigrés, l’apologie de la torture, le soutien inconditionnel à la politique d’extrême droite d’Israël, la remise en cause immédiate de mesurettes sociales fondamentalement inoffensives pour le grand capital, montrant que ce dernier, dont Trump est un représentant direct, ne veut plus céder même des miettes.
En ce début 2017, la France (et pas seulement elle) se trouve à deux doigts d’un fascisme de basse intensité. Mais si les forces progressistes ne réagissent pas suffisamment, et ignorent le danger, un fascisme « dur » pourrait même nous concerner dans un avenir proche.
Empêcher la prise en étau des travailleurs entre plusieurs formes concurrentes de fascisme
Contrairement à ce qu’affirment certains révolutionnaires de salon, la caractérisation du Front National (ou plutôt du parti d’extrême droite qui usurpe ce nom qu’adopta un mouvement de résistance à l’occupation nazie) comme parti fasciste et l’avertissement que la France se trouve d’ores et déjà dans un processus de fascisation ne signifie pas appeler à rabattre les électeurs, même tactiquement, sur tout autre candidat du capital dans un duel à l’élection présidentielle. Et ce pour une raison fondamentale : la candidature de Le Pen n’est malheureusement pas la seule fasciste ou fascisante. Initiative Communiste a déjà caractérisé la candidature de Fillon comme néo-thatchérienne et néo-vichyste, celle de Macron comme néo-fasciste libérale-libertaire. C’est bien l’un des aspects les plus préoccupants de la situation actuelle (et ce au-delà des échéances électorales) : plusieurs formes d’extrême droite concurrentes occupent une place importante dans le paysage politique, leurs visages variés cherchent à ratisser large en se partageant le travail et les « clientèles », en désorientant les masses populaires pour les prendre en étau.
On pourrait ajouter, au niveau mondial (concernant également la France), les différentes facettes « religieuses » (les religions ne constituent bien sûr que des prétextes à une dictature de classe) de l’extrême droite : la politique d’Israël constitue un fascisme colonial mené sous le prétexte de la religion juive, celle de Trump ou de plusieurs pays de l’Est européen relève du fascisme (au moins de basse intensité) sous couvert du christianisme, tandis que l’Arabie Saoudite, la Turquie, Daech ou Al Qaida mènent une politique fasciste se réclamant de l’Islam. Imposer une politique fascisante ou fasciste au nom de la lutte contre un autre fascisme, ce en quoi consiste de plus en plus la prétendue lutte contre le terrorisme, voilà qui constitue l’un des programmes les plus robustes pour assurer la domination du grand capital. Si l’on ajoute la grande criminalité (liée notamment au trafic de drogue) qui agit comme un État parallèle qui sème une véritable terreur fasciste, comme on l’observe par exemple au Mexique, mais aussi, de façon atténuée, dans certains quartiers lumpen-prolétarisés dans un grand nombre de pays impérialistes, France incluse, on voit que la bourgeoisie ne manque pas de « solutions » pour maintenir sa domination par la violation de sa propre légalité et l’ultra-violence anti-ouvrière.
Tactique électorale, patriotisme progressiste et alliances de classes
En toile de fond de ces perspectives inquiétantes, mais pas irrésistibles, se trouve la destruction des États-Nations, cadres naturels de la démocratie bourgeoise (même s’ils peuvent évidemment aussi abriter des dictatures ouvertes) et cadres les plus favorables à la lutte de la classe laborieuse, pour laisser place au chaos total (comme on l’observe dans une partie du proche Orient et de l’Afrique) ou à un monstre comme l’Union Européenne, bloc impérialiste très instable.
Dans ces conditions, comme dans l’Europe des années 1930, une alliance de classes progressiste, autour de la classe ouvrière et menée par elle, s’impose pour un sursaut du peuple de France évitant les différentes formes de désintégration nationale et de terreur fasciste qui le menace. La nécessaire lutte contre l’opportunisme, dominant dans le mouvement ouvrier, ne doit pas signifier la préconisation du solo funèbre de la classe ouvrière, bien au contraire. Dans le contexte actuel de faiblesse et de fragmentation du mouvement ouvrier français, c’est le sens du soutien critique apporté par le PRCF à la candidature de Jean-Luc Mélenchon (qui n’exclut pas l’action commune avec des communistes ou progressistes ayant une autre position en matière de tactique électorale). Certes, il s’agit d’un réformiste, mais au sens vrai du terme (c’est-à-dire favorable à des réformes progressistes), mais contrairement au PS ou à la direction du PCF/PGE, il ne ment pas éhontément sur sa couleur politique (son mouvement, le Parti de Gauche, est effectivement de gauche, contrairement à Valls-Hollande-Hamon), sa trajectoire politique depuis une douzaine d’années va globalement dans un sens positif, ce qui n’est pas rien dans une période de droitisation généralisée de l’ensemble de l’échiquier politique, et surtout il s’agit d’un candidat qui représente, quoiqu’avec de lourdes inconséquences, le peuple de France, en refusant la destruction de sa langue et de sa culture, sa dissolution totale dans l’Union Européenne (et ce sans verser ni dans le chauvinisme ni dans le communautarisme), le déclassement total de ses travailleurs et la destruction de son environnement au profit de l’explosion du parasitisme financier. Cela ne fait nullement du citoyen Mélenchon un communiste et ne saurait donc en rien justifier l’effacement du mouvement communiste dans la France insoumise, mais cela constitue une base objective de discussion et d’appui pour une alliance de classes progressiste, populaire et patriotique nécessaire pour écarter le danger fasciste.
Signalons enfin que la comparaison de J.-L. Mélenchon et sa mouvance avec Syriza ne tient pas, quels que puissent être les parallèles entre le programme de ce mouvement opportuniste européiste d’avant sa prise de pouvoir et celui de la France insoumise : ce serait ignorer que la Grèce a toujours disposé d’un Parti Communiste digne de ce nom, disposant d’une implantation ouvrière et populaire, et que la coalition Syriza s’est constituée à partir d’anciens dissidents de droite du KKE afin de mettre en avant une prétendue alternative de gauche autre que celle des communistes à la politique d’ultra-austérité menée par l’alternance trop usée entre la droite officielle et les « socialistes » du PASOK. En France, le Parti Communiste n’existe provisoirement plus en tant que parti révolutionnaire reconnu par la classe ouvrière, malgré les auto-proclamations de petits groupes (dont le PRCF ne nie pas la sincérité de l’engagement communiste des militants de base) prenant leurs désirs pour des réalités et accompagnant la décomposition politique ambiante. Le PCF/PGE, même s’il comporte lui aussi encore un certain nombre de militants de base sincèrement communistes, a tant dérivé sur la droite que le programme de la France insoumise est plus avancé que le sien sur de nombreux points, notamment la question cruciale de la rupture avec l’Union Européenne (tout en restant au milieu du gué), comme le PRCF l’a déjà analysé. Il ne s’agit donc pas d’une « opération Syriza » à la française (qui aurait d’autant plus de chances d’échouer que l’expérience grecque a fait réfléchir de nombreux militants progressistes français initialement euro-constructifs). Le danger de fascisation et d’écrasement total du mouvement ouvrier français est bien plus élevé que les risques que comportent, comme toute alliance, le soutien critique à la France insoumise.
Adrien Delagrange pour Initiative Communiste.