En réaction épidermique à la vague opportuniste et capitularde qui a suivi la disparition de l’URSS mais aussi comme conséquence directe de la chute de la culture politique qui s’en est ensuivie, on voit ces temps dernier refleurir un certain gauchisme incantatoire, y compris – et c’est un comble ! – au sein de groupes autoproclamés léninistes. Nous avons pu par exemple constater que l’obstacle le plus dirimant à un travail collectif avec ces camarades replongés contre toute attente dans la maladie infantile, tient souvent de leur part à une sorte d’identitarisme sectarisant. Lequel est aux antipodes du léninisme authentique, et de l’esprit bien compris de la bolchevisation des différents PC lors des années trente, bolchevisation qui a permis la victoire contre le fascisme et garde pour nous son caractère exemplaire encore aujourd’hui.
Une vieille histoire?
« Nous sommes communistes parce que nous voulons arriver à notre but sans passer par les étapes intermédiaires et par les compromis qui ne font qu’éloigner le jour de la victoire et prolonger la période d’esclavage.«
Cette fière et tonitruante déclaration se trouve dans le manifeste des trente-trois communards-blanquistes. Elle suscitait déjà l’ironie du vieil Engels, lequel y répondait : « Quelle naïveté enfantine que d’ériger sa propre impatience en argument théorique !« Et Lénine de commenter ce texte de 1874, plusieurs années plus tard, dans La Maladie infantile : « Les 33 blanquistes sont communistes parce qu’ils s’imaginent que dès l’instant où ils veulent brûler les étapes intermédiaires et les compromis, l’affaire est dans le sac, et que si ‘cela commence’ un de ces jours, ce dont ils sont fermement convaincus, et que le pouvoir tombe entre leurs mains, ‘le communisme sera instauré’ dès après-demain. Si on ne peut le faire aussitôt, c’est donc qu’ils ne sont pas communistes.
Assurément, on le voit à l’ancienneté de cet exemple, ces réflexes gauchisants, naïfs et présomptueux, ont un caractère intemporel. Ils relèvent, comme le montre bien Lénine, de l’immaturité et en cela, constituent même une étape obligée de tout militant. Mais, à voir certains endurcis rabâcher les formules toutes faites de leur jeunesse, on peut se demander s’il ne s’agit pas, plus généralement, d’une attitude globale envers la vie qu’on pourrait qualifier, après Hegel, de « tautologie vide » : ses partisans, « en se tenant à cette identité immobile qui a son opposé dans la différence, ne voient pas qu’ils en font par là une déterminité unilatérale, qui, comme telle, n’a pas de vérité » ; « Quand tout est identique avec soi, il n’est pas distingué, il n’est pas opposé, il n’a pas de fondement ». Ces passages de la Grande Logique de Hegel, et que nous reprenons tels que cités dans les Cahiers philosophiques, n’ont sans doute pas attiré par hasard l’attention du futur auteur de La Maladie infantile.
Mourir dans la pureté
A les lire ou les entendre, on pourrait croire que certains autoproclamés révolutionnaires ne rêvent que d’une chose : organiser avec tambour, trompettes et uniformes de carnaval leur propre enterrement. Bizarre attitude qui consiste à se bien convaincre soi-même plutôt que de convaincre les autres, à vouloir sauver l’honneur sans comprendre que se retirer sur un Aventin de certitudes n’a rien d’honorable. Comme tous les identitarismes, cette démarche cache au fond un profond malaise quant à sa propre identité, et sa propre formation.Pourtant, il ne suffit pas d’être encore plus rouge, plus sincère et plus enthousiaste que les autres pour être léniniste. Ou de vouloir faire progresser la cause par un simple changement de quantum sans changement qualitatif, sans intelligence profonde du contexte politique, sans compréhension de la pratique léniniste. Le léninisme ce n’est pas la foi du charbonnier!
Dans le fond, l’identitarisme est à la réelle bolchevisation des pratiques communistes ce que le sans-frontiérisme est à l’internationalisme : une caricature juvénile, l’imitation des adultes par un enfant balbutiant.
L’internationalisme, pour différer du cosmopolitisme bourgeois ou du sans-frontiérisme adulescentin doit effectuer un double mouvement, profondément dialectique : 1) comprendre la nation et 2) comprendre l’ « inter ». Donc respecter chaque nation avant que de prétendre les faire coopérer.
Jamais d’alliance?
C’est le même mouvement dialectique, marqué par la recherche de l’universel concret (mot clef de la dialectique hégéliano-marxiste) qui préside à la question des alliances, véritable bête noire, profond impensé du gauchisme identitaire.
Là aussi, sans remonter aux fondements logico-ontologiques, il faudrait rappeler simplement que dans toute alliance il s’agit de s’allier par définition avec quelqu’un qui n’est pas soi-même. Et qu’à moins de penser à des fantasmes d’auto-engendrement, on a toujours besoin d’un autre pour enfanter quoi que ce soit.
Car les « identitaires » pensent qu’il suffit d’être soi-même, ou soi-même encore plus intensément, pour que les larges masses se rallient à vous et que la révolution socialiste de produise. C’est tout le contraire de l’esprit de Lénine, qui n’a cessé de dire qu’il fallait établir une féconde dialectique entre la fermeté d’une avant-garde consciente et la nécessité de « louvoyer » (c’est le terme qu’il utilise) dans la question des alliances. Un exemple, parmi cent autres, dans La Maladie : « Le capitalisme ne serait pas le capitalisme si le prolétariat « pur » n’était entouré d’une foule extrêmement bigarrée de types sociaux marquant la transition du prolétaire au semi-prolétaire (à celui qui ne tire qu’à moitié ses moyens d’existence de la vente de sa force de travail), du semi-prolétaire au petit paysan (et au petit artisan dans la ville ou à la campagne, au petit exploitant en général) ; du petit paysan au paysan moyen, etc. ; si le prolétariat lui-même ne comportait pas de divisions en catégories plus ou moins développées, groupes d’originaires, professionnels, parfois religieux, etc. D’où la nécessité, la nécessité absolue pour l’avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d’ouvriers et de petits exploitants. Le tout est de savoir appliquer cette tactique de manière à élever, et non à abaisser le niveau de conscience général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de vaincre. »
La bolchevisation des années trente
Lorsqu’ils ont pensé la stratégie globale qui allant mener à la victoire des soviets et l’éradication du fascisme, les délégués de l’Internationale communiste n’ont pas simplement cherché à s’améliorer, à mieux militer, à être encore meilleurs et autres clichés propres au langage du développement personnel et de la pensée positive auquel les identitaires d’aujourd’hui voudraient réduire la pratique politique. Ils ont surtout compris ce que signifiait le léninisme en profondeur. C’est le sens même de la bolchevisation des années trente, entamée quelque temps plus tôt en France par la mise à l’écart de la ligne sectaire Barbé-Celor
Ce qui est bolchevique, ce n’est certainement pas le sectarisme. Ce qui est bolchevique, ce n’est pas baisser la garde devant l’opportunisme.Ce qui est bolchevique, c’est très exactement : 1) dans un premier temps créer une organisation totalement indépendante des opportunistes sociaux-démocrates sur une opposition de principe (rompre avec les mencheviks)2) dans un second temps, se donner la possibilité d’agir avec de nombreux interlocuteurs dans un vaste front mais sans jamais abdiquer sa capacité d’autonomie.C’est ce qu’a fait Lénine avec les mencheviks et d’autres, c’est ce qu’il a fait en proposant un front avec la paysannerie quitte à renoncer dans un premier temps à la socialisation, c’est ce que firent les théoriciens du VIIe congrès de l’Internationale communiste avec le front populaire. C’est une stratégie globale gagnante, sans doute la seule stratégie gagnante pour un parti révolutionnaire.Certes, il n’a jamais été dit que Lénine devait être un code de la route. Mais les mérites d’un parti léninien n’ont pas seulement permis la grande révolution d’Octobre. Ce sont également ces principes qui ont permis la victoire sur le fascisme. 1917 et 1945!
Cette dynamique aurait même pu être poussée plus loin : si l’on en croit Giulio Ceretti, mémorialiste loyal de Thorez et Togliatti, Maurice Thorez regrettait même que le PCF n’ait finalement pas participé au gouvernement du Front populaire car il eût alors pu empêcher le honteux et malheureusement décisif abandon de l’Espagne par la SFIO, lequel a laissé un boulevard aux fascismes avant l’éclatement du second conflit mondial (A l’ombre des deux T. 40 ans avec Maurice Thorez et Palmiro Togliatti, Julliard, 1973, p. 163). Et cela n’a jamais signifié, au grand jamais, la moindre complaisance envers Léon Blum à propos duquel ses anciens opposants à Tours ne se sont jamais fait d’illusions. Ceretti suggère que le sectarisme de l’époque, sans doute hérité de la période précédente (la ligne dite classe contre classe), aura empêché cela.
Il est bien évident qu’à propos de participation gouvernementale, celle du PCF à ladite gauche plurielle de 1997 à 2002 n’a été qu’une longue compromission irrémédiable. Mais certains militants, traumatisés à juste titre, par cette période, en ont conclu que c’était la notion même d’alliance qu’il fallait rejeter. Et c’est ce qui a permis l’émergence de ce nouvel oxymore : le gauchisme léninisant, à savoir le communisme identitaire, l’impuissance bavarde estampillée d’une faucille et d’un marteau.
Impuissance qui consiste, toutes les fois qu’il est possible, à détruire le front au nom du parti, attitude spéculaire de celle qui, en 1943, au moment de la dissolution de l’Internationale communiste, aura sacrifié le parti au front
Lénine et les deux drapeaux
Le PRCF s’est toujours démarqué de ce naufrage identitaire en comprenant qu’après un tel cataclysme, la solution ne pouvait être que politique, la grande politique comme l’aurait dit un célèbre philosophe allemand.
D’emblée, le PRCF s’est conçu dialectiquement comme un pôle, aimantant la mouvance communiste vers la construction d’un parti de combat. Il a pensé la défense de la nation et la défense de l’internationalisme prolétarien (cf. comité Honecker). Il a théorisé l’alliance des deux drapeaux, dans une systématique du PCF qui avait libéré notre pays, et comme gage de notre double ancrage léniniste : la construction du front menée de concert avec celle du parti. Et il a même compris que l’un n’allait pas sans l’autre, et que, loin de s’autoproclamer, il fallait se faire reconnaître par la classe et par la nation.Une application logique de cette stratégie a été fournie, lorsque, de la fin 2016 jusqu’à l’élection présidentielle, le PRCF a voté et prôné le soutien critique à la principale force populaire à gauche dans le cadre conjoncturel de l’élection présidentielle, sans pour autant intégrer le dispositif de campagne dudit candidat et quelles que soient les limites de ladite force (que le Pôle n’a jamais cachées).
Nos détracteurs – le plus souvent atteints du virus de l’identitarisme solipsiste -, et qui ne nous pardonnaient pas d’avoir oser respirer plus de deux minutes à côté de mélenchonistes, n’ont pourtant jamais pu prendre le PRCF en défaut de sens critique : nous avons toujours martelé que les 4 sorties (euro, UE, OTAN, capitalisme) étaient les conditions sine qua non à un retour à la souveraineté de notre pays. Le soutien a permis en revanche de mettre un frein à la droitisation générale de notre pays. Droitisation intensive sous laquelle l’immense mouvement des gilets jaunes eût sans doute été étouffé dans l’oeuf.
La question du front, en 2019, se pose certes désormais dans des termes passablement modifiés, d’autant que le paysage politique se modifie à grande vitesse. Il évolue d’ailleurs d’autant plus vite pour les partis qui, contrairement à nous, ne pratiquent pas le centralisme démocratique et sont donc à la merci de tous les mauvais coups que peut leur tendre la classe dominante. Mais la question du front demeure comme telle. En réalité la formule même du « soutien critique » procède du cadre dialectique général de tout rapport entre le parti et le front. Le parti est toujours dans un soutien critique avec le front.Il s’agit donc d’aller dans trois directions : – dialogue avec l’ensemble de la mouvance communiste – dialogue avec les patriotes – dialogues avec les progressistes. Et ce, bien sûr, sans jamais dissoudre notre organisation d’avant-garde régie par l’organisation de fer que permet le centralisme démocratique.Cette symbolique de l’alliance des deux drapeaux, comme toute symbolique bien comprise, est un condensé d’histoire, du substantiel concret. C’est cette chance dialectique que porte le PRCF. Elle lui permettra de lutter sans pitié contre l’opportunisme d’un côté et contre le sectarisme de l’autre. « Mon parti m’a rendu les couleurs de la France », disait Aragon. L’inverse est aussi vrai : les couleurs chatoyantes, le concret de la France nous ramènent, chaque jour pour mieux la défendre, à la nécessité, à l’universalité du parti.
Aymeric Monville, 19 avril 2019