« Leur » Jaurès n’est pas le nôtre !
Par Georges Gastaud, 29 juillet 2014
C’est le 31 juillet 1914 qu’un fanatique de droite, motivé par les appels au meurtre de la presse bourgeoise belliciste contre Jaurès, abattit dans le dos le grand tribun populaire[1]. A l’instar de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, qui refuseront de voter les crédits de guerre en Allemagne, Jaurès représentait en France l’ultime rempart de la paix mondiale. Jaurès assassiné, la voie était dégagée côté français pour que le parti impérialiste polycéphale pût envoyer au carnage des millions de gens du peuple, même s’il faut aussi saluer la longue marche à contre-courant d’intellectuels courageux comme Anatole France[2] (« on croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels »), Henri Barbusse ou Romain Rolland[3]. Plus que les tanks américains et que la coûteuse victoire de Pétain à Verdun, ce seront les mutineries de l’Argonne (réécoutons la Chanson de Craonne !) et surtout, la Révolution russe de 1917 qui briseront l’engrenage exterminateur de la première guerre impérialiste mondiale. On omet trop de dire en effet que ce qui mit fin – très provisoirement ! – au choc sanglant des impérialismes pour le repartage du monde, ce ne furent pas seulement les défaites allemandes sur le front de l’Ouest. Sur le front de l’est, ce fut l’insurrection victorieuse des Soviets ouvriers et paysans, rapidement suivie par le Décret sur la paix signé par Lénine; en Allemagne même, les défaites militaires n’auraient pas abouti à l’armistice sans le fulgurant essor (vite brisé par la social-démocratie) du mouvement ouvrier allemand (drapeau rouge flottant sur la flotte allemande de la Baltique, Conseils ouvriers en Bavière…), le renversement du Kaiser et la proclamation de la République : la bourgeoisie allemande avait soudain le feu « à la maison » et comme on l’a vu cent fois en France, les classes exploiteuses n’hésitent jamais longtemps quand il leur faut choisir entre abattre l’ennemi de l’intérieur (les travailleurs) ou combattre les puissances étrangères…
Jaurès n’était certes pas un « pur marxiste », à supposer que cette notion métaphysique ait un sens. Certes, ce brillant professeur de philosophie issu de la paysannerie occitane et de la tradition radicale républicaine avait souvent défendu des positions réformistes au sein du parti socialiste S.F.I.O. ; il fit même montre d’une complaisance fâcheuse envers les carriéristes « ministérialistes » qu’étaient Millerand ou Aristide Briand (lequel fit d’abord carrière à l’extrême gauche du P.S. !) : tout cela valut à Jaurès les critiques mordantes et justifiées de Lénine : de manière plus prolétarienne et plus conséquente que Jaurès, le chef de file du bolchevisme prônait en effet le défaitisme révolutionnaire – c’est-à-dire l’idée qu’il faut combattre prioritairement l’impérialisme de son propre pays et que, loin de s’enfermer dans un pacifisme impuissant eu « au-dessus de la mêlée » (comme eût dire le pacifiste R. Rolland), les partis prolétariens doivent militer pour « transformer la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire » (c’est cette tactique que confirmèrent à la fois la Révolution russe de 1917 et le mouvement révolutionnaire allemand trahi de 1918-19).
Il faut toutefois nuancer ce propos critique. D’une part, la bourgeoisie française « républicaine radicale » de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème était traversée par des contradictions que ne connaît plus l’oligarchie capitaliste actuelle, très anti-jacobine et majoritairement acquise à la construction d’un Empire euro-atlantique. Bien entendu, la bourgeoisie radicale du 20ème siècle commençant s’orientait principalement vers l’impérialisme et vers le colonialisme. Mais la bourgeoisie de la « Belle époque » était aussi pour une part l’héritière assumée de la Révolution française (qui structurait bien plus qu’aujourd’hui les positionnements idéologiques) et de la philosophie des Lumières. C’est ce que montrent les grandes batailles politico-idéologiques que la gauche bourgeoise « progressiste » dut sans cesse mener, avec le soutien critique de Jaurès, contre la réaction monarchiste : il s’agissait alors de consolider la République « une et indivisible », de séparer l’Eglise et de l’Etat, de concéder au prolétariat certaines « lois sociales »[4] et de consolider le droit d’association : toutes choses qui ne furent rendues possibles qu’après que le bloc « dreyfusard » formé par Clémenceau et Zola et appuyé par Jaurès eut vaincu la réaction nationaliste et antisémite à l’occasion de l’Affaire Dreyfus. Dans ces circonstances, Jaurès eut mille fois raison, contre l’étroitesse ouvriériste d’un Jules Guesde, de demander au Parti socialiste S.F.I.O.[5] (qui se réclamait alors du marxisme) de défendre Dreyfus (un officier bourgeois !) ou de s’engager fermement pour la laïcité. Les critiques que Lénine put alors adresser aux jaurésiens, et plus encore à leurs rivaux guesdistes, c’est de ne pas avoir tenté de DIRIGER sur des bases prolétariennes les grandes protestations républicaines contre la réaction, la tendance des jaurésiens étant de faire bloc avec la bourgeoisie radicale, et la tendance des guesdistes étant symétriquement d’ignorer ces « affaires de bourgeois ». Dans Que faire ? (1902), Lénine appellera au contraire le « parti du prolétariat » à assumer le rôle d’un « tribun du peuple » : le rôle d’une avant-garde prolétarienne n’est en effet ni de se dissoudre dans une alliance progressiste (comme le voulaient les mencheviks, partisans d’une subordination du parti ouvrier à la bourgeoisie libérale russe) ni de refuser toute alliance populaire (ce à quoi inclinait Trotski avec son mot d’ordre de gouvernement ouvrier), mais de prendre la tête des luttes démocratiques et de conquérir la direction d’un large front socio-politique : sans cette dialectique proprement bolchevique de l’alliance et de la direction politique de l’alliance populaire, impossible d’inscrire les luttes démocratiques dans la perspective de la révolution sociale, de dénoncer efficacement les inconséquences de la bourgeoisie progressiste et de mettre le prolétariat en capacité concrète de révolutionner la société.
Ces remarques critiques ne peuvent cependant conduire à nier ou à minimiser le remarquable apport culturel, militant et politique de Jean Jaurès dont la vie politique est étroitement mêlée aux luttes des mineurs de Carmaux aux côtés desquels Jaurès prit constamment de grands risques politiques, financiers (le lancement de L’Humanité…) et physiques. Mesquines et indécentes sont à cet égard les incessantes attaques gauchistes contre Jaurès ; car contrairement aux ténors de la Deuxième Internationale, le « réformiste » Jaurès n’est pas mort dans son lit comme le « marxiste orthodoxe » qu’était initialement Kautsky. Jaurès a constamment été menacé de mort par la réaction et il a même dû deux fois, lui le pacifiste, se battre en duel contre ses insulteurs, parmi lesquels le meneur de la réaction nationaliste, le préfasciste Paul Déroulède. Au demeurant, la bourgeoisie française d’alors a toujours considéré avec raison que Jaurès, comme Paul Lafargue, était clairement et définitivement dans le camp du travail ; si bien que les doctrinaires actuels qui, prenant des postures « léniniennes », traitent aujourd’hui la mémoire héroïque de Jaurès avec une brutalité et un mépris ridicule, ne valent guère plus cher que les sociaux-démocrates et autres « penseurs » révisionnistes qui iconisent Jaurès pour farder de rouge leur ralliement belliciste à l’Empire euro-atlantique en gestation…
En particulier, le propos de vrais révolutionnaires ne saurait être d’abandonner aux pitoyables Hollande, Valls, Fabius et autres serviteurs zélés de l’impérialisme (français et « transatlantique ») la populaire figure de Jaurès ; car ni politiquement, ni culturellement, ni surtout, moralement, ces personnages n’arrivent à la cheville du grand Tarnais, que ce soit sur le plan philosophique ou que ce soit sur le plan militant (création de L’Humanité, unification duParti socialiste avec le Parti Ouvrier de Guesde, rôle majeur dans la loi laïque de 1905, défense militante et parlementaire incessante des intérêts ouvriers, opposition passionnée au camp belliciste, sans parler du fait que globalement, c’est largement grâce à Jaurès que le mouvement ouvrier français a contribué à mettre en échec la réaction monarcho-nationaliste lors de l’Affaire Dreyfus).
Il faut donc ici éviter deux écueils idéologiques. Le premier écueil, de nature gauchiste et sectaire, consiste à dénigrer mesquinement Jaurès, à faire rétrospectivement et ridiculement la leçon au grand martyr de la paix mondiale[6] ; car une telle attitude dogmatique et pseudo-léniniste ne pourrait qu’en favoriser une seconde attitude, bien plus dangereuse, qui consisterait à abandonner Jaurès au PS maastrichtien ou aux dirigeants de l’actuel P.C.F. qui rêvent de refaire le congrès de Tours à l’envers en rabattant le communisme français en crise vers ce qu’il y eut de plus précisément de plus faible dans le « jauressisme ».
Face à ces deux attitudes, l’orientation des léninistes est définie par ce que Lénine appelait l’assimilation critique de l’héritage ; le marxisme invite en effet à assumer l’héritage historique sans en nier les contradictions ; tout en acceptant la filiation, il s’agit d’en inventorier le passif et l’actif pour dégager les points d’appui que ce legs peut comporter à l’appui des luttes futures. C’est d’ailleurs ce que, fort dialectiquement, Jaurès invitait ses contemporains à faire quand il les appelait à délaisser les « cendres » du passé pour recueillir les « braises » rougeoyantes des révolutions à venir. Il ne peut être ici question d’une véritable étude historique du jauressisme. Contentons-nous de rendre coup pour coup dans la lutte idéologique dont le 100ème anniversaire de l’assassinat de Jaurès est déjà l’occasion en distinguant clairement « notre » Jaurès, le Jaurès dont la classe ouvrière et la nation française sont légitimement fières, de « leur » Jaurès, du Jaurès iconisé, émasculé, social-maastrichtien et finalement, belliciste, dont le P.S. atlantiste de Fabius – et secondairement, la direction décommunisée du P.C.F.-P.G.E. – veulent se faire un masque pour mieux dissimuler leur changement de côté l’affrontement de classes contemporain.
I – Sur le plan philosophique,
Jaurès est un grand penseur progressiste dont la réflexion est très sous-estimée par les marxistes. Certes, il ne faut pas idéaliser l’héritage académique dont le jeune normalien idéaliste Jaurès était porteur, comme l’attestent sa Thèse sur la réalité du monde extérieur et plus encore le script de ses cours de philo en classe terminale. Encore faut-il voir à quel degré était alors verrouillé l’enseignement scolaire et universitaire de la philosophie en France (Cf à ce sujet l’Histoire de la philosophie française de 1789 à aujourd’hui écrite par Lucien Sève dans les années soixante). Il faut aussi considérer avec un recul critique la manière dont quelquefois, le marxiste quelque peu tardif qu’était Jaurès, s’exprime parfois à propos du matérialisme historique marxiste. Son tort est moins de pointer les insuffisances du matérialisme mécaniste et d’un déterminisme économique unilatéral : en cela Jaurès a mille fois raison et Lénine, comme Gramsci, après Engels et Marx, n’aura cessé lui aussi de pourfendre cette caricature « économiste » de Marx. Le travers de Jaurès est plutôt à cette occasion de ne pas toujours montrer que le marxisme bien compris (et tel que Marx le pratique lui-même de façon très vivante dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte ou dans La guerre civile en France) porte en lui les ressources lui permettant de poser dialectiquement la question du sens de l’histoire sans quitter le terrain du matérialisme historique et surtout, de ce matérialisme dialectique que les contemporains francophones de Jaurès n’avaient d’ailleurs pas tous nos moyens bibliographiques actuels pour le bien appréhender[7]. De telles difficultés d’appropriation du marxisme montrent moins du reste la « faiblesse » théorique de Jaurès que les obstacles institutionnels que la bourgeoisie thermidorienne, bonapartiste ou orléaniste d’après 1795 avait disposés pour empêcher les intellectuels avancés de rallier le matérialisme intégral de la classe ouvrière[8] : et c’est seulement le P.C.F. des années trente, sous l’impulsion de Thorez, de Politzer et de grands scientifiques comme Jacques Solomon, qui parviendra partiellement à surmonter ces obstacles en mettant en place l’Université populaire et la revue La Pensée.
Ainsi le meilleur de l’œuvre philosophique jaurésienne n’est-il pas pas selon nous à chercher dans les passionnants échanges théorico-polémiques directs avec Paul Lafargue ou avec Jules Guesde, où ces derniers eurent souvent l’avantage d’une position matérialiste plus ferme. Disons aussi très clairement que sur le terrain théorique, Lénine est généralement bien plus « fiable » que le grand socialiste français. C’est plutôt dans des textes de statut moins directement philosophique qu’il faut chercher l’apport sans égal – si l’on excepte certains textes écrits en prison de Rosa Luxemburg ou de Mumia Abu-Jamal – du dirigeant politique sincère, toujours désintéressé et quelquefois poétiquement inspiré, qu’était Jaurès. Que ce soit dans sa célèbre allocution aux lycéens d’Albi, une ville dont il était devenu député après avoir professé dans son lycée, c’est aussi dans certains discours parlementaires d’une exceptionnelle élévation de pensée, comme le Discours sur l’école laïque de 1892, ou dans son admirable plaidoyer parlementaire pour la loi laïque de 1905, que Jaurès a pu mériter le titre de « plus grand homme de la Troisième République » que lui a décerné Trotski : et pourtant, ce dernier n’était généralement pas tendre avec le « réformisme » jaurésien. Alors qu’ordinairement trop de « marxistes » désertent le terrain, suspect d’idéalisme, du sens de la vie et du sens de l’histoire, alors que les gagne-petit de la théorie abandonnent ces questions essentielles à la métaphysique spiritualiste ou à la religion, Jaurès s’en empare offensivement en dialecticien et en grand progressiste. Produisant parfois l’équivalent d’une eschatologie matérialiste et laïque, parlant au nom du prolétariat devant un public petit-bourgeois ou devant une Chambre des députés souvent haineuse et survoltée, Jaurès force ce petit monde mesquin à se taire et à écouter, et quelquefois à applaudir malgré lui tant l’éloquence jaurésienne respire la vérité. Par exemple, loin d’opposer la politique « matérialiste » du prolétariat à la morale « idéaliste », Jaurès contraint son auditoire à méditer la profonde moralité de la politique communiste (un adjectif qui ne lui fait pas peur). Montrant un sens prodigieux de la dialectique historique, Jaurès en vient parfois à égaler Marx ou Hegel sur le plan de ce que l’on pourrait nommer les « lumières communes » et de ce que je me suis risqué à nommer la « sagesse de la révolution ». L’un des points sur lesquels la relecture de ces « discours » brillantissimes pourrait aujourd’hui s’avérer utile aux militants du progrès social, porte sur l’unité dialectique des intérêts de classe du prolétariat et des idéaux universels de l’humanité. Alors qu’un Gorbatchev a prétendu opposer ces deux notions en feignant de privilégier la seconde (l’essence de la « nouvelle pensée politique » gorbatchévienne était de « préférer les valeurs universelles de l’humanité aux intérêts de classe du prolétariat » : on a vu à quoi cela a mené l’U.R.S.S. et le camp mondial du Travail !), Jaurès repousse cette alternative trompeuse. Parce qu’il est exploité par tous et qu’il n’exploite personne, le prolétariat en lutte pour la société sans classes, est le vrai porteur de l’universel, comme il est le support du véritable patriotisme, cet antidote au venimeux nationalisme impérialiste. Le titre magnifique que Jaurès fit porter à l’Humanité, le grand journal du prolétariat français (fondé en 1904) manifeste l’unité de principe du combat de classe et de l’émancipation universelle, du patriotisme républicain et de l’internationalisme prolétarien. Cette unité dialectique sera confirmée et rehaussée quand, après le Congrès de Tours[9], les communistes français héritant du journal de Jaurès par l’entremise du vieux Communard Camélinat, conserveront ce titre glorieux tout en ornant la manchette de l’Huma de l’emblème ouvrier et paysan cher à l’Internationale communiste[10].
Certes, on a reproché à Jaurès d’avoir privilégié l’aspect universaliste du combat progressiste aux dépens de la dimension de classe prise au sens étroit du mot. Et en effet, Jaurès tend parfois à surestimer le principe républicain issu de 1793 et il attribue parfois une vertu propulsive propre aux valeurs et aux idéaux humanistes. Mais ces tendances idéalistes incontestables ne sont que la contrepartie de l’engagement combatif de Jaurès quand il contraint le Parti socialiste – qui sous le verbe révolutionnaire, tendait en fait à se rabattre sur les revendications économico-syndicales – à défendre Dreyfus (condamné parce que juif) ou à porter le combat pour la laïcité. Répétons en effet que le marxisme ne doit, ni snober les combats universalistes (par ex. la lutte contre l’antisémitisme, aujourd’hui plus largement la lutte antiraciste, le féminisme, le patriotisme républicain, la défense de la paix et de l’environnement, etc.), ni mettre une sourdine aux revendications du prolétariat sous prétexte de séduire la bourgeoisie « de gauche » : il doit prendre la tête des luttes démocratiques pour y faire germer l’aspiration à la révolution socialiste. Car c’est seulement en dirigeant les luttes patriotiques, démocratiques, anti-impérialistes, etc., que la classe ouvrière peut apprendre à diriger tout le peuple, à former de larges alliances sous sa direction pour isoler l’ennemi principal : le grand capital. Au demeurant, les sectaires qui reprochent à Jaurès d’avoir constamment « vu trop large » méconnaissent un fait politique patent : alors que le « réformiste » Jaurès se fera tuer par la réaction à la veille de la déclaration de guerre, le « révolutionnaire ouvrier » Guesde (dont par ailleurs, les mérites prolétariens sont éclatants)… entrera très rapidement comme ministre sans portefeuille dans le gouvernement capitaliste d’ « union sacrée »… Comme quoi juger dialectiquement du bilan d’un homme, d’un pays ou d’un parti, impose de savoir prendre en compte les zigzags de l’histoire et les ruses permanentes de la raison historique…
II – Sur le plan directement politique,
Certains mettent en cause le prétendu « colonialisme » de Jaurès. Il est vrai qu’il y eut chez lui des hésitations sur ce sujet : on ne provient pas sans quelques traces du radicalisme républicain des Gambetta et autres Ferry dont le progressisme bourgeois prétendait « civiliser » les peuples « en retard » d’Asie et d’Afrique. Mais il est trop aisé aux contemporains de donner des leçons a posteriori. En réalité, la gauche populaire française a dû à tâtons se faire une doctrine sur ces questions alors nouvelles ; seul Lénine maîtrisait alors parfaitement la position marxiste sur la question coloniale (et plus globalement, sur la question nationale) quand il défendait, y compris contre l’internationaliste incontestable qu’était R. Luxemburg, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » jusqu’à se séparer de la nation dominante pour former un nouvel Etat indépendant. Dans les faits, Jaurès a souvent été à la pointe de la dénonciation et notamment, il s’est concrètement battu comme un lion contre la sanglante entreprise coloniale de la bourgeoisie française au Maroc.
Plus globalement, nous sommes redevables à Jaurès d’une approche dialectique des rapports entre l’internationalisme et le patriotisme. Alors qu’aujourd’hui le « socialiste » Hollande se réfère à Jaurès (ou à Victor Hugo !) pour justifier un « internationalisme » capitaliste qui dissout la France dans l’UE supranationale, Jaurès n’a cessé de combattre le nationalisme impérialiste en lui opposant le patriotisme REPUBLICAIN ; chacun connaît sa phrase selon laquelle…
« … si un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup d’internationalisme y ramène » ;
… ou cette formule, plus actuelle encore, qui déclare que…
« … la souveraineté nationale est le socle de l’émancipation sociale ».
III – A propos du néo-jauressisme suspect des dirigeants du PCF
Combien nous sommes loin ici d’un Pierre Laurent qui défend à cor et à cri la « construction » supranationale européenne (ce à quoi l’oblige le fait que le PCF s’est affilié au Parti de la Gauche européenne !), vitupère le « souverainisme », condamne le juste mot d’ordre prolétarien « produire en France » (dont dépend l’existence physique et morale de la classe ouvrière de France !), fustige l’idée de sortir de l’UE par la voie progressiste, défend le principe de l’euro au nom d’une introuvable « réorientation de la construction européenne », tout cela revenant de fait à abandonner à l’U.M.’ Pen la cause de la France et de la classe ouvrière assassinées. Ici les continuateurs conséquents de Jaurès auront été Maurice Thorez et Georges Politzer qui, à l’orée du Front populaire, marièrent les drapeaux rouge et tricolore, tous deux issus de notre grande histoire révolutionnaire. C’est en effet les étendards rouge et le tricolore (meeting de lancement du Front populaire le 14 juillet 1935 au Stade Buffalo) que brandit solidairement le P.C.F. le 14 juillet 1935 pendant que Jacques Duclos entonnait La Marseillaise puis l’Internationale : non pour favoriser la collaboration des classes, mais pour isoler politiquement le fascisme et les « deux cents familles ». Il s’agissait alors en effet de placer la classe ouvrière et son parti communiste à la pointe du rassemblement antifasciste (1934, Pacte d’unité d’action), puis à la tête du Front national pour l’indépendance et la liberté de la France (dont l’actuel FN usurpe l’appellation !). CONTRE la bourgeoisie qui collaborait déjà avec Hitler[11], le jeune P.C.F. soutenu par le Komintern plaça la classe ouvrière au cœur de la nation parce qu’il avait su remettre la France dans le cœur des travailleurs en clamant avec Politzer, à la fois contre l’idéologie nazie et contre le nationalisme pseudo-républicain issu de Renan, qu’en dernière analyse, « la nation, c’est le peuple »[12].
C’est pour prolonger cette grande politique de classe et de masse que nous prônons aujourd’hui la mise en place plurielle d’un Front de Résistance Antifasciste, Patriotique et Populaire (F.R.A.P.P. !). Ce renouveau stratégique est clairement opposé à l’union de la gauche sous dominance social-démocrate ; il implique de promouvoir l’unité d’action des vrais communistes, le regroupement des syndicalistes « rouges », le rassemblement des patriotes antifascistes et anti-UE, le soutien à tout ce qui peut favoriser la renaissance du Mouvement communiste international et du Front anti-impérialiste mondial. Un telle dynamique patriotique et populaire est seule capable de briser l’étau mortel que resserrent sur notre peuple l’U.M.P.S. maastrichtienne et la fascisante U.M.’ Pen. Un tel front patriotique et populaire, de même que le « nouveau C.N.R. » qui pourrait se mettre en place en réactualisant le programme Les Jours heureux, ne viserait pas à conclure un « compromis historique » avec la partie « patriote » de la bourgeoisie monopoliste : car aujourd’hui cette grande bourgeoisie est presque entièrement acquise à la « construction » européenne, « rassemblement bleu marine » inclus[13]. A une époque où l’oligarchie capitaliste « française » se sert du souvenir hideux de la Guerre de 14-18 pour dissoudre la nation dans l’Empire euro-atlantique[14], le Front antifasciste, patriotique et populaire ne peut avoir d’autre fin que d’isoler le grand capital pour rouvrir la voie d’une transformation socialiste de la France.
Nous sommes donc à mille lieues du néo jauressisme d’apparat que cultive la direction mutante du P.C.F.-P.G.E. Ayant largué le léninisme[15], ayant plutôt minimisé le centième anniversaire de la mort de Thorez, la direction de ce parti ne se contente pas d’abandonner la cause de l’indépendance nationale. L’indépendance de la nation par rapport à l’UE et l’indépendance de la classe ouvrière par rapport à la bourgeoisie « de gauche » étant étroitement liées, la direction du P.C.F. poursuit obstinément son projet de liquidation du Congrès de Tours. Elle cherche désormais à fondre ce qui subsiste du P.C.F. dans un conglomérat social-démocrate « de gauche » inspiré du Syriza grec, du groupe allemand « Die Linke » et centré sur l’aile gauche du P.S. à la dérive (les pseudo- « frondeurs socialistes »), avec éventuellement un rapprochement avec les fédéralistes d’Europe-Ecologie /les Verts. Ce qui évidemment, va poser des questions existentielles aux militants restés communistes à l’intérieur du P.C.F. et aussi au Parti de gauche qui, sans être marxiste et révolutionnaire continue de se référer à Jaurès, à Robespierre, à la République laïque et indivisible, à la langue française, à la Nation, toutes choses qu’ont répudiées depuis longtemps les directions du P.C.F.-P.G.E. et de l’Huma-mutée…
On comprend que dans ces conditions la direction dé-marxisée du P.C.F. mette en avant un jauressisme confus et largement imaginaire, qu’elle exploite les côtés faibles de Jaurès en ignorant ses côtés prolétariens, combatifs et anti-impérialistes, qu’elle déforme le sens du Congrès d’unification socialiste de 1905 (fusion des partis de Guesde et de Jaurès), qu’elle revienne à la conception de L’Humanité qu’avait précisément dépassée l’Huma communiste de Cachin et de Vaillant-Couturier. En un mot, on conçoit que la direction du P.C.F.-P.G.E. se serve de la mémoire Jaurès pour préparer le congrès de Tours à l’envers tout en continuant de se réclamer du communisme afin de bloquer la renaissance d’un vrai parti communiste français. Mais cette attitude ne fait que dénoncer davantage, non pas le noble personnage de Jaurès, mais un groupe dirigeant en faillite qui mène les travailleurs de défaite en déroute. D’avance Vaillant-Couturier avait dénoncé cette récupération pseudo- « unitaire » de Jaurès quand, s’adressant au Congrès de Tours, il défendait l’idée d’une unité révolutionnaire du parti ouvrier. S’adressant aux députés réformistes qui s’apprêtaient à scissionner le parti et qui cherchaient à se faire regretter, Vaillant-Couturier leur lançait ces mots :
« Il y a un moment où l’unité formelle, l’unité factice, l’unité qui n’est plus celle que voulait Jaurès, l’unité qui n’est plus qu’une caricature, ne cache que l’assemblement relié par des ficelles trop grossières de gens qui ne peuvent véritablement plus travailler ensemble[16]».
Cette question d’un Parti révolutionnaire uni sur un contenu de classe clair se repose aujourd’hui à tous les communistes qui veulent agir pour les « quatre sorties » (de l’euro, de l’UE, de l’OTAN et du capitalisme) et qui supportent de moins en moins d’être paralysés par une direction du P.C.F.-P.G.E. qui compromet le beau nom de communiste dans une nouvelle union sacrée pour l’introuvable Europe sociale et pour l’impossible « réorientation progressiste de l’euro ». Car à travers ces mots d’ordre social-maastrichtiens (socialistes en paroles, maastrichtiens en fait !), la direction pseudo-jaurésienne du P.C.F.-P.G.E. maintient le mouvement ouvrier et les syndicats de classe dans l’orbite de la social-eurocratie hollandienne, ce fourrier des guerres impérialistes, de l’euro-austérité et de la fascisation de l’Europe. Face à cette direction eurocommuniste (de plus en plus d’euro, de moins en moins de communisme !), véritable courroie de transmission de la bourgeoisie « de gauche » dans le mouvement ouvrier, il faut construire l’unité d’action des vrais communistes, prélude à la reconstruction d’une unité militante, organisationnelle et idéologique solide.
En conclusion…
Il ne s’agit pas d’idéaliser Jaurès pour l’iconiser et le mieux enterrer, comme s’efforcent de le faire ceux qui déforment son bilan, qui en nient les aspects contradictoires ou qui exploitent ses faiblesses pour farder de rose ou de rouge leur reniement du socialisme ou leur abjuration du léninisme. Il ne s’agit pas non plus de dénigrer l’action de haute tenue que Jaurès avait engagée pour lier dialectiquement la classe ouvrière française à la nation, au principe laïco-républicain et à l’engagement humaniste : non pour faire l’union sacrée avec la grande bourgeoisie, mais pour dénoncer cet impérialisme dont Jaurès, comme Lénine ou Luxemburg, avait perçu les lourdes tendances exterministes. Bref, il s’agit aujourd’hui d’empêcher que de nouveaux Raoul Villain[17] peints en rose, ceux-là même qui soutiennent l’action des néo-nazis de Kiev contre la République populaire du Donbass, ou qui applaudissent le criminel de guerre Netanyahou à Gaza, ne tuent une seconde fois un homme généreux qui mérita bien de l’humanité, à tous les sens du terme.
Fermes partisans du rôle dirigeant de la classe ouvrière dans le Front antifasciste, patriotique et populaire, donc radicalement hostiles à toute forme d’union sacrée nationaliste ou supranationaliste avec l’oligarchie impérialiste, nous irions sereinement nous assoir à côté de Jaurès et de Lafargue sur les bancs de l’Assemblée nationale de 1905, comme nous siègerions aux côtés de Cachin au congrès de Tours et comme le grand historien que fut aussi Jaurès s’en fût allé s’assoir[18], disait-il en pesant ses mots avec gravité, « aux côtés de Robespierre au Club des Jacobins ».
Car au-delà des critiques fraternelles que peuvent s’adresser mutuellement les militants du prolétariat, les barricades sociales n’eurent, n’ont et n’auront jamais que deux côtés.
[1]L’assassin, nommé Raoul Villain, sera acquitté après guerre par la « justice » française, la veuve de Jaurès étant condamnée aux dépens (!!!). Les républicains espagnols vengeront Jaurès en exécutant Villain, alors expatrié en Espagne.
[2] Ancien dreyfusard, France fut l’un des premiers intellectuels à rallier la jeune Section Française de l’Internationale Communiste…
[3] Qui, comme Paul Vaillant-Couturier, se rapprocheront tous trois des Soviets et du jeune P.C.F. après 1920.
[4]De manière bien ambiguë. Cf le livre de Stéphane Sirot Des syndicats pour la République, 2014.
[5]S.F.I.O. signifie Section française de l’Internationale Ouvrière.
[6] Inspirons-nous plutôt de l’éloge funèbre que Lénine fit de Rosa Luxemburg, avec laquelle le dirigeant bolchevik n’avait pourtant cessé de polémiquer du vivant de cette dernière : « Rosa Luxemburg est un aigle. Et s’il arrive aux aigles de descendre aussi bas que les poules, jamais les poules ne monteront aussi haut que les aigles ». Avis aux « poules » du sectarisme, qui ne font jamais que caqueter au profit des VAUTOURS du social-réformisme de droite.
[7] Pour ne prendre qu’un exemple, la Dialectique de la nature d’Engels, ce texte majeur du matérialisme dialectique, n’a été exhumé par les chercheurs soviétiques que dans les années 1930…
[8] Marx figure pour la première fois au programme de l’agrégation de philosophie en… 2014-2015 !
[9]En 1920, la minorité réformiste conduite par Léon Blum et par Jean Longuet déserta le P.S.-S.F.I.O. qui venait de voter son adhésion à l’Internationale communiste, ce qui revenait de fait à transformer le P.S. en Parti communiste français. Les minoritaires reprirent le nom de l’ancien parti.
[10] Il est lamentable que, s’adonnant à un effeuillage qui n’est pas sans rappeler le sketch « Les oranges » de Fernand Raynaud, les dirigeants du P.C.F. muté aient successivement retiré de la manchette de l’Huma la faucille et le marteau, la notion d’organe central du P.C.F., la référence au Parti communiste français, puis la référence même au parti (« journal communiste »), en ne gardant pour finir que la référence (plus « vendeuse » ?) à Jaurès et en gommant les grands animateurs communistes de l’Huma qui ont succédé à Jaurès, les Cachin, Vaillant-Couturier, Sampaix, Péri, Fajon, Alleg et autre René Andrieu.
[11] Cf Annie Lacroix-Riz, Le choix de la défaite, Armand Colin.
[12] Cf G. Gastaud Patriotisme et internationalisme.
[13]Marine Le Pen elle-même ne veut pas sortir de l’UE. Quant à l’euro, elle veut en sortir par un « accord concerté » avec l’Allemagne et les 26 autres pays de l’UE. En clair, Mme Le Pen NE VEUT sortir ni de l’UE ni de la monnaie unique européenne.
[14]Cela passe par ce que l’on pourrait appeler les « cinq substitutions : des l’Empire euro-atlantique à l’Etat nation, de l’Europe des Länder à la République une et indivisible, du tout-anglais impérial au français « langue de la République », de la privatisation universelle aux acquis du CNR et d’une économie compradore et financiarisée au « produire en France » ; avec à la clé la tentative de transformer en PLEBE la jeunesse populaire issue de la classe ouvrière et de la paysannerie. La victoire stratégique des classes privilégiées « françaises » sur les frondeuses classes populaires de France, vaut bien la mort de la nation au pays de l’Evêque Cauchon, des Emigrés de Koblentz, des versaillais de Thiers et des Kollabos de Vichy…
[15] La dégénérescence du P.C.F. ne date nullement du congrès de Martigues, comme le croit tant de camarades opposants. C’est en 1976, au 22ème congrès, que le P.C.F. a répudié la dictature du prolétariat, et avec elle la théorie marxiste de l’Etat. C’est en 1979, au 23ème congrès, qu’ont été radiés des statuts du Parti les références au marxisme-léninisme et à l’internationalisme prolétarien. C’est au 28ème congrès qu’ont disparu les références au centralisme démocratique, au socialisme, à la socialisation des moyens de production et à la classe ouvrière… c’est dire si l’ancrage mutant et révisionniste du P.C.F. est ancien et irréversible.
[16]Le Congrès de Tours, Editions sociales, p. 554.
[17]Michel Audiard, l’hilarant dialoguiste des Tontons flingueurs, disait que « les noms de l’Evêque Cauchon (qui fit brûler Jeanne d’Arc) et du gendarme Merda (qui blessa grièvement Robespierre) sont comme des clins d’œil que l’histoire fait aux écoliers ». A cette liste, ajoutons Vilain, l’assassin de Jaurès, ainsi que Trochu, assassin de la Commune dont Hugo disait : « Trochu, participe passé du verbe trop choir »…
[18]Dans sa magnifique Histoire socialiste de la Révolution française.
Ce n’est pas un commentaire mais une adhésion, avec le regret que tant de communistes fourvoyés dans tant d’organisations diverses ne prennent pas le temps de se reposer les questions dans ces termes, au lieu de se stériliser et de stériliser l’action des organisations qui se réclament du prolétariat dans des comportements intellectuels sectaires et des comportements idéologiques objectivement réactionnaires.
Le drapeau rouge flottant sur les bâtiments de la Baltique furent principalement le fait d’Alsaciens-Lorrain, et le même drapeau rouge ne tarda pas à flotter sur les édifices, dont la cathédrale de Strasbourg, d’une république socialiste et indépendante d’Alsace-Lorraine en « gestation. »
Une étrange alliance se forma alors entre les responsables de l’armée allemande, de l’armée française… et de la bourgeoisie alsacienne – plutôt français que rouge. Les conseil ouvriers furent décimés par les troupes françaises. Fin de la république socialiste d’Alsace-Lorraine. Dans les années 20, au nom de la solidarité prolétarienne et internationale, le PCF-SFIC, apporta son soutien au mouvement autonomiste alsacien-lorrain, y compris dans sa revendication linguistique.
Que pensez-vous de cet épisode dûment étouffé ? Merci.