« Dominique Mutel est enseignant. Il n’est pas membre du PRCF et il a voulu voir Cuba de ses propres yeux, non dans le cadre d’un voyage organisé mais dans le cadre d’une visite « à l’aventure ». Ce texte ne prétend pas produire une analyse, il est un témoignage, mais il nous a semblé d’autant plus précieux qu’il vient d’un non communiste qui est parti à Cuba sans préjugés « pour » ou « contre ».
Une île, territoire circonscrit, menacé par l’assaut incessant de la mer, affirme sa ténacité à vivre et à puiser son énergie dans la fragilité même de son existence aux limites de l’engloutissement. Curieusement, celui qui visite un tel lieu ressent l’osmose entre sa condition humaine et le défi d’une présence constamment en retour sur elle-même, comme si, lui aussi, était une île peuplée de sentiments et d’émotions diverses en butte aux agressions de la vie.
Ainsi apparaît et s’appréhende Cuba dont le nom bref claque dans sa courte sonorité, résonne comme un ressac dans une grotte mystérieuse.
Arpenter une bande de terre, n’est-ce pas également s’engager dans un voyage intérieur, explorer des sensations nouvelles suscitées par l’incongruité des situations, le bouleversement d’impressions longtemps muselées par l’apathie ou la fadeur d’habitudes sclérosantes?
Je suis arrivé à La Havane par une nuit chaude et bruyante, ponctuée de coups de klaxon hargneux, étoilée de palmiers aux larges feuilles acérées, zébrée par les éclairs furtifs des chromes des voitures américaines. Qu’allait m’apporter le lendemain, lorsque le jour viendrait dans une lumière aveuglante? Cette interrogation qui trahissait une impatiente curiosité augmentait mon désir de découvrir, de sonder une vie qui m’était jusque-là étrangère. Dès le matin, la température élevée vous rissole doucement; le soleil ardent écrase les formes des bâtiments, neutralise les couleurs acidulées des maisons. Me voilà parti à la découverte de la capitale, ville dont le mythe s’est nourri de gangstérisme et de corruption, de fureur révolutionnaire, ville faite de chaos et de grandeur, célébrée par Hemingway et Graham Greene.
Il est frappant de constater la présence de larges avenues encombrées de vélo-taxi ressemblant à de petits oeufs jaunes, de motos tchèques pétaradant dans des nuages de fumée noire, de calèches tirées par de petits chevaux vaillants. Partout, la présence du passé révolutionnaire se fait sentir; des fresques murales parfois décrépites appellent les habitants à se souvenir des héros de la Révolution que furent Cienfuego, Castro et Che Guevara. Des slogans guerriers barrent les façades: Hasta la victoria siempre répond au Estudiare trabajo y fusil qui lui-même fait écho au Si incultura la libertad hay no possible.De nombreux musées gardent dans leurs entrailles les marques du combat pour la libération de Cuba: archives, armes, impacts de balles sur les murs sont exhibés comme autant de stigmates du sacrifice sous la dictature de Fulgentio Battista..
Pénétrer dans les rues de la ville ressemble à une exploration du passé. Les maisons hautes et massives, quoique délabrées pour certaines, conservent ce charme qu’ont les bouquets fanés: on sentirait presque l’odeur nostalgique d’un passé colonial flamboyant. Bien souvent, les fenêtres au rez-de-chaussée sont grandes ouvertes et protégées par des grilles ouvragées qui évoquent les moucharabiehs de l’Orient; parfois, par une porte entrouverte se montrent timidement d’obscures escaliers de marbre étroits et poussiéreux, fatigués et blessés par le temps, des fils électriques pareils à des cheveux hirsutes en forme de lacets impénétrables. Au détour d’une rue défoncée, des salles sombres font office de magasins d’alimentation où s’entassent dans des exhalaisons parfumées ananas, bananes, oranges. De temps en temps, quelqu’un s’avance vers vous pour solliciter du savon ou proposer des cigares. Les rues rectilignes découpent cette ville comme s’il s’agissait d’un énorme gâteau où le vert pastel rivalise avec le rose et le jaune pâle.
Le lieu surprend autant par sa disposition architecturale que par les marques d’une présence culturelle vivante et intense. Perdez-vous dans le dédale des rues grouillantes de gamins, de femmes courtes vêtues, d’hommes en maillot; admirez l’extraordinaire métissage de cette population qui passe du noir profond au blond nordique; écoutez ces brouhahas joyeux qui se frottent aux éclats des instruments de musique, aux terrasses des cafés. Soudain, au milieu de l’agitation, s’offre un havre de paix: un square orné de palmiers et de plantes exotiques verse son ombre silencieuse sur le promeneur venu se reposer quelques instants sur un banc, sous le regard de la statue de Bolivar ou de Jose Marti. Vous empruntez une rue qui paraît interminable et tout à coup, vous voilà sur une immense place qui s’ouvre comme un poumon, ourlée d’arcades où se tapit une ombre rafraîchissante. De là, admirez l’alignement de maisons coloniales imposantes bénies par la présence d’églises baroques espagnoles.
Tout en déambulant, votre regard est attiré par les innombrables plaques et statues mises en l’honneur d’écrivains ou d’hommes politiques révolutionnaires et le nom de Victor Hugo brille au côté de tous ceux qui ont oeuvré pour l’émancipation des populations opprimées. Par curiosité, poussez la porte des hôtels Art Nouveau et un flot de couleurs vives se déversant des vitraux et des verrières vous baignera avec féérie. Des aplats de rouge, de bleu, de vert frissonnent sur le dallage mosaïqué des cours intérieures d’aspect mauresque et la quiétude du lieu n’est troublée que par le gazouillis cristallin d’une fontaine auquel répond le cri rocailleux d’un perroquet bariolé de teintes éclatantes. Vous ressentez alors un ébranlement, une émotion aiguë que Baudelaire recherchait certainement lorsqu’il voulait que l’on mît dans sa vie de la couleur.
Comme vous apprécierez alors ce moment de fraîcheur quand dehors les 35 degrés vous accablent de leur caresse brûlante comme du plomb fondu. Si, tel un bateau malmené par la tempête, désorienté, anéanti par le bouleversement intérieur d’émotions violentées, vous souhaitez vous apaiser, installez-vous à la terrasse d’un café, écoutez les guitaristes jouer une bossa nova tout en appréciant un mojito qui vous enflammera le cerveau. En quittant les vieux quartiers dont quelques-uns sont en rénovation, on arrive au Capitole situé sur les boulevards fiévreux où la circulation frénétique sature l’air de pollution. Des autobus bondés et craquant de rouille démarrent dans un pet de fumée noire, des camions brinquebalants ne cessent de transporter des marchandises dans des nuages de gaz carbonique, des chauffeurs de taxi improvisés vous proposent de vous emmener dans leurs voitures américaines dont les formes massives et ostentatoires témoignent d’un faste révolu.
Vivre à La Havane, évidemment, n’est pas visiter le pays. Aussi, j’étais décidé à explorer plus avant l’île en compagnie d’Elio, le chauffeur dont nous avions loué les services pour la durée de notre séjour. Après être resté deux jours dans la capitale, je partis pour la ville de Viñales située dans une zone agricole. Pendant le trajet, Elio me parla du système social et m’apprit que les Cubains gagnaient en moyenne 30 euros par mois, que le départ à la retraite avait été repoussé à 65 ans pour les hommes et 60 pour les femmes, que la semaine de travail était de 44 heures mais que les soins médicaux demeuraient gratuits. Ses remarques me semblaient mitigées ; je m’étonnai que les gens pussent quitter le travail si tard dans un pays censé favoriser le progrès social. Tout en roulant, nous admirons les plantations de manioc, de tabac, de cannes à sucre, de pommes de terre. Des hectares de manguiers et d’orangeraies défilent sous nos yeux; voilà bien le signe que le pays peut subvenir aux besoins vitaux de la population. Des cavaliers coiffés d’un chapeau de paille traversent les champs, des paysans hélent des taxis en brandissant des pesos, d’autres se déplacent dans des side-cars surchargés et les autoroutes que nous avons empruntées ressemblent à des pistes de nomades fréquentées par des marcheurs tirant des bagages, traversant la route pour aller saluer une connaissance, excentricités permises par la circulation peu dense.
Dans les hameaux, les murs s’égayent de mots d’ordre idéaux: Todo la Revolucion, La patria or la muerta, Los ideas justas son invincibles. Viñales apparut enfin: petite bourgade aux maisons fatiguées. Je remarquai avec intérêt la présence, ici comme ailleurs, d’une grande place ornée d’un kiosque à musique, de petites boutiques de souvenirs et d’ateliers de peinture. Je ne trouvais malheureusement pas dans cet artisanat l’élément qui eût symbolisé, voire magnifié, le génie de cette civilisation. Il manquait selon moi un ciment esthétique aux oeuvres que les peintres vendaient; les thèmes en étaient tellement éculés qu’ils semblaient vidés de leur substance: sujets prosaïques, représentations de voitures américaines, de Castro, de Che Guevara. Curieusement, les éléments qui eussent pu faire saisir l’âme cubaine telles la nature et l’activité paysanne en étaient bannis.
En remontant une rue, je passai devant un jardin agrémenté d’une statue érigée en l’honneur des Indiens Taïos, premiers habitants de l’île. Un peu plus loin, des villageois avaient installé les portraits de révolutionnaires dans leurs jardins comme pour les honorer. J’étais surpris de voir, depuis le début de mon séjour, que les Cubains nourrissaient un culte de la mémoire et que leur fibre les amenait à s’ouvrir à des sensibilités américano-latines, que les programmes télévisés vantaient la solidarité dans les collaborations médicales avec le Vénézuela. Bon nombre de manifestations témoignaient du souci de ne pas oublier les souffrances et les humiliations subies par les peuplades esclaves. Dans certains secteurs de cette petite ville,se trouvaient des comités de quartier révolutionnaires supposés entretenir la flamme patriotique.
Pendant ma brève visite à Viñales, j’eus l’occasion de visiter une finca, propriété agricole privée de cinq hectares, et, sous la conduite d’un paysan, je parcourus pendant trois heures des plantations de tabac, de malanga en rencontrant de temps en temps, dans les chemins ravinés, de pittoresques caballeros juchés sur des mules abruties de chaleur. Il y a dans la vie, des hasards merveilleux et ce jour là, je vécus un moment unique, dont l’émotion restera bien longtemps intacte dans mon esprit, avec la rencontre que je fis dans une plantation de tabac tenue par un couple étranger à tout confort matériel: l’épouse, âgée de 79 ans, faisait cuire le repas sur un feu de charbons de bois et son logis se réduisait à une grande pièce où se concentraient chambre et salon. N’ayant pas l’eau courante, elle gardait l’eau de pluie qu’elle filtrait à travers une pierre. Son mari, vieux de 87 ans, travaillait un peu plus loin, dans un champ de tabac, alors que le soleil chauffait à plomb. Ils m’accueillirent avec gentillesse et je ne pouvais m’empêcher d’admirer la noblesse de ces gens qui, loin de tout, démunis des rudiments de confort, cultivant la terre avec des instruments aratoires dépassés, continuaient à mener une existence digne.
Le touriste, race particulière, facilement repérable à l’appareil photographique suspendu au cou, à ses lunettes de soleil qui lui donnent un air aveugle et à sa tenue vestimentaire des plus fantaisistes, est souvent harcelé par des habitants qui ne voient en lui qu’une cassette chargée de pièces d’or dans laquelle on peut puiser à pleine main. A Cuba, certes, vous êtes sollicité mais ceci se fait sans insistance et souvent ce que l’on attend de vous n’est pas de l’argent mais du parfum et du savon car, avouons-le, ces produits sont recherchés de par leur rareté. Malgré les difficultés d’approvisionnement pour certaines choses et la pauvreté des magasins d’Etat qui contraste avec la présence de boutiques luxueuses, il est difficile de dire que la misère règne, n’en déplaise aux esprits étriqués qui ne visitent ce pays que pour se délecter de ses travers dans le vain sentiment de croire que chez eux ils sont plus heureux. De la gêne, il y en a, mais je n’ai jamais vu de mendiants comme ceux qui pullulent dans nos villes prospères. Cela était vrai à Viñales comme à Cienfuego que je visitai ensuite avec mes amis.
Située au bord de la mer, la ville s’enorgueillit d’hôtels dont les dômes et les moulures font penser à des pâtisseries. Et toujours, sur la place centrale, de grands et beaux jardins où viennent se détendre les gens, pour y goûter quelques heures de chaude quiétude, bercés par les rythmes sonores des guitares joyeuses. Nous étions un samedi soir et partout, dans les cafés, les restaurants pris d’assaut, sur les places, des concerts faisaient vibrer l’air et secouaient les corps de spasmes frénétiques. Mon esprit est encore subjugué par ces sensations: dans les rues tièdes, les promeneurs s’attardent, l’esplanade résonne de chants cubains, de conversations qui crépitent comme des mitraillettes. Beaucoup de conducteurs paradent dans leurs délirantes américaines et les lampadaires lustrent de lueurs blafardes le feuillage des arbres qui rafraîchissent de leur ombre les bancs des longues avenues. Encore une fois, la vie nocturne s’épanouit, se déploie, s’insinue dans les moindres recoins. Je ne comprends pas un traître mot de ce que les gens disent, je viens d’un autre monde, pourtant, je sens à cet instant la même chose qu’eux, je flâne, m’attarde, m’abandonne à la douceur de ce soir paisible; je suis parmi ces badauds sans que s’installe un sentiment d’exclusion. Un fil invisible d’émotions me relie à leur univers. Ah! Qu’il faudrait peu de chose pour que l’on communiât d’un même coeur! Dans cette disposition d’esprit, j’entrevoyais l’étape suivante:Sancti Spiritus.
Petite ville de province, elle n’a rien de remarquable si ce n’est un pont de brique, classé au patrimoine culturel de l’humanité, et un musée. Mes amis et moi souhaitions visiter la maison coloniale qui a appartenu à une dynastie espagnole enrichie dans le commerce de la canne à sucre et des esclaves. La demeure, confisquée par l’Etat, est devenue un musée malheureusement fermé. La gardienne, gentiment, accepte de nous le faire visiter. Les vastes salles sont meublées de pièces françaises: cristal de Baccarat, porcelaines de Sèvres. Le goût français semble avoir pénétré dans les intérieurs des richissimes propriétaires esclavagistes et notre jeune guide nous montre un piano qui fut transporté à dos d’homme de Trinidad jusqu’à ce lieu et qui fut refusé par la fille de cette puissante famille: l’anecdote montre à quel point la vie des domestiques avait peu de valeur. « La Révolution aura au moins eu le mérite de mettre fin à de tels abus» pensai-je. J’emportai avec moi cette vision de cruauté en me disant qu’il faudrait être bien insensible pour regretter une société dans laquelle l’apanage de la richesse et du pouvoir justifiait de pareils sentiments.
On ne peut quitter Cuba en ignorant Trinidad et c’est là où je me rendais pour la dernière étape du séjour.
Vénérable ville coloniale dont la prospérité a reposé pendant plusieurs siècles sur l’esclavage et les plantations de tabac, Trinidad offre un visage pittoresque couturé de rues défoncées fondues par le soleil ardent, de maisons imposantes aux peintures écaillées, d’écheveaux de fils électriques décorant le ciel d’un fouillis de noeuds inextricables. La place centrale se présente sous la forme d’un grand parc rythmé de palmiers toilettés, de bancs adossés à des massifs de plantes luxuriantes. Flâner dans les rues exige du touriste consciencieux vigilance et précaution tant les trottoirs et les dalles déjetées sont de terribles pièges pour les chevilles. Dans les maisons bayant au soleil et à la chaleur, les gens, assis nonchalamment près de leurs fenêtres grillagées, vous regardent parfois d’un air amusé tandis que plus loin retentit la voix d’un chanteur qu’accompagnent des guitares et des congas. On croise dans les passages torturés des ouvriers revenant du travail, tenant de brillants poissons qui seront dégustés au repas du soir.
Parfois, au coin d’une rue, on vous propose d’acheter des cigares ou du rhum.Toutes les familles fortunées arrivées d’Espagne à la fin du dix-septième siècle, qui ont fait bâtir ces demeures spacieuses et luxueuses ont disparu maintenant et n’ont laissé, pour tout témoignage de leur décadente grandeur, que du mobilier et des oeuvres d’inspiration française admirées dans des salles de musée par des touristes cosmopolites aux jambes rougies par le soleil et sentant la crème protectrice. Les vendeurs de colliers, de sculptures sur bois, de bérets ornés de l’insigne du Che s’égrènent le long des ruelles que traversent dans des cris stridents les élèves à la sortie des classes, vêtus de leurs uniformes marron égayés d’un foulard grenat ou bleu. Le soir tombe vite sur Trinidad; les cafés crèvent l’obscurité de leurs lampes scintillantes et sur les pas de porte des palladars, les habitants vous invitent à manger de la langouste pour un prix dérisoire. La nuit s’installe, l’air s’est attiédi; les gens se quittent en s’embrassant sur la joue droite.
Je garde ces impressions que je serre dans les fibres de ma chair. Dans quelques jours, je serai de retour chez moi. En attendant, allons savourer un dernier canchanchara et laissons-nous glisser dans le sommeil où flamboient les vitraux tremblant sous les ruades endiablées des guitares.