20 millions de morts, ce ne sont pas les morts du goulag (300 000 entre 1934 et 1940), ce sont les victimes soviétiques de la barbarie nazie
Nous sommes tombé un peu par hasard, au cours d’un voyage en train, sur « Décadence » (Flammarion, 2017), une des premières marques de « décadence » de notre pays, précisément, étant qu’un des rares livres vaguement théoriques qu’on puisse acheter dans une grande gare n’est autre que le dernier pensum d’Onfray. L’autre « décadence », manifeste, est celle de la maison Flammarion et sans doute de l’édition bourgeoise en général, incapable d’obliger un auteur à se relire, tant les erreurs factuelles et les imprécisions abondent.
Parfois il ne s’agit que de simples coquilles qui prouvent seulement la négligence et la désinvolture de l’auteur (par ex. lorsqu’il veut nous évoquer le cliché raciste de l’Aryen « brachycéphale » et non « dolichocéphale », p. 45).
Parfois l’erreur est plus grave, notamment quand on prétend contempler en connaisseur vingt siècles d’histoire du christianisme : Onfray prétend ainsi que les Esséniens ont disparu « sans laisser de traces, de textes » (p. 57). Et les Manuscrits de la mer morte ?
Parfois l’erreur relève de la provocation volontaire, sur le mode « plus c’est gros, plus ça marche », par exemple : « les 20 millions de morts du Goulag » (p. 447).
C’est sur ce point que nous voudrions nous attarder, le livre ne méritant guère de commentaires superflus.
20 millions de morts en URSS ? oui ceux assassinés par la barbarie capitaliste, la barbarie nazie
Après avoir asséné l’énormité des 20 millions de morts, destinée à discréditer pour toujours toute velléité d’instaurer un jour le socialisme et de nous inciter à un cynisme schopenhaurien, Onfray ne nous gratifiera d’aucune source en note de bas de page. Et pour cause.
Les chiffres du goulag ne sont pourtant, depuis l’ouverture des Archives en 1990, contestés par personne. Notées souvent GARF (acronyme russe pour Archives d’Etat de la Fédération de Russie), ces recherches ont été menées et étayées par des spécialistes qu’on ne peut créditer d’intentions partisanes, en tout cas sûrement pas communistes (Zemskov, Khlevniouk, Getty, Rittersporn etc.)
S’appuyant, – comme tout le monde donc -, sur ces travaux, dans Le livre noir du communisme, qui est pourtant conçu entièrement comme un réquisitoire à charge (au point d' »oublier » de mentionner l’intervention étrangère, notamment française, durant la guerre dite civile), le pourtant très anticommuniste Nicolas Werth parle de 300 000 morts dans les camps soviétiques entre 1934 et 1940 (édition poche, Pocket, p. 294). Werth mentionne ensuite de 249 000 morts pour 1942 et 167 000 en 1943 (p. 321), la période de guerre même s’il est difficile d’imputer ses victimes au régime, à l’époque où les Soviétiques mourraient – par millions cette fois – des suites de l’invasion hitlérienne.
Les chiffres de condamnations à mort durant la période stalinienne sont également connus (et non contestés) : 720 000 personnes dont 680 000 pour la période 1937-1938 (cf. Livre noir, p. 294), les débats portant plutôt sur la contestation ou pas de la version soviétique attribuant principalement ces dérives aux machinations d’Ejov et de Frinovski, remplacés par Beria qui, contrairement aux idées reçues, mettra fin à cette répression.
Les contingents de victimes qui permettent, notamment avec la Chine, d’arriver à la propagande martelante du « Livre noir » sont dus aux famines imputés au régime, selon la règle implicite : quand il y a famine en régime capitaliste ou féodal, c’est la faute au climat ; en régime communiste, c’est la faute aux communistes et pourquoi pas à Voltaire et Rousseau, au « goulag déjà dans Marx voire dans Platon etc. ». Ainsi ne nous dira-t-on rien, par exemple, de la famine au Niger concomitante de celle en Ukraine, le Niger faisant alors pourtant partie de l’AOF. Ainsi ne nous dira-t-on pas que c’est sous les régimes communistes, notamment en Chine et en Russie, que s’est éloigné définitivement le spectre de la famine, la Chine étant passée, grâce aux communistes, de statut de pays ultra-misérable après les guerres de l’Opium à quasi-première puissance économique aujourd’hui etc. etc.
Donc, il faudrait répondre à Michel Onfray, que 20 millions de morts, non ce ne sont pas les victimes du goulag, ce sont les victimes soviétiques de la barbarie nazie, du moins la fourchette basse, les estimations variant entre 20 et 30 millions (dont 3 millions de prisonniers soviétiques morts de faim et de mauvais traitements).
Onfray, Hitler : une même haine anticommuniste
Pour un certain Adolf Hitler, les « judéo-bolchevistes » avaient tué 30 millions de personnes en Russie. Chiffre imaginaire de Mein Kampf et qui deviendra d’ailleurs, par une ironie plus que tragique, celui du nombre de morts que causera sa propre intervention, destinée à faire de la Russie les « Indes allemandes ».
Page 78 de son ouvrage, Onfray reprend une comparaison douteuse entre christianisme et nazisme en arguant que Mein Kampf cite avec admiration le passage des Evangiles sur les marchands du temple.
Il faut avoir l’esprit particulièrement tordu pour accréditer pareille comparaison et penser qu’une citation en passant d’un texte universellement connu prouve quoi que ce soit.
En revanche, personne ne songe à relever les points communs dans la haine anticommuniste entre un Onfray et le chef des nazis, jusqu’à cette troublante similitude dans les chiffres de propagande anticommuniste, jusqu’à cette étrange inversion accusatoire destinée à attribuer à Staline le nombre des morts qu’Hitler entraîna en URSS.
Il est vrai que le record avait été depuis longtemps battu et il semble qu’en matière d’anticommunisme les colonnes d’Hercule du vraisemblable ont été franchies : pour feu Soljenitsyne, ce sont 110 millions de Russes qui furent victimes du stalinisme (cf. son intervention de mars 1976 pour justifier sa défense du franquisme).
Après évidemment, lorsqu’on rentre dans pareille logique, tout devient possible. Même de suggérer de bombarder des pays communistes, quitte à provoquer une apocalypse nucléaire.
Onfray est d’ailleurs sur le point de sauter le pas et de se transformer en docteur Folamour.
Tout cela se passe sur le service public. Dans une émission entièrement consacrée à celui qui se présente volontiers comme un paria (France 2, 10 janvier 2017), interviewé par une Léa Salamé qui lui reproche de ne pas appliquer avec assez de zèle le droit d’ingérence dans les pays musulmans, Onfray rétorque :
« Si votre doctrine est qu’il faut déloger les dictateurs, je vous invite à aller bombarder la Corée du Nord, à aller bombarder la Chine, à aller bombarder Cuba, à aller bombarder un certain nombre d’endroits dans lesquels effectivement les droits de l’homme sont bafoués et massacrés et étonnamment vous verrez il n’y aura jamais personne pour envoyer des bombes là-bas. »
Bagatelles pour un massacre? Il paraît que c’est ça être de gauche…
Aymeric Monville, 30 janvier 2017