Lors de son audition à l’assemblée nationale le 8 avril dernier, la Garde des Sceaux l’a assuré aux députés présents ou connectés, « le confinement a remis en cause le fonctionnement de nos juridictions », en sorte que la Justice ne s’occuperait désormais plus que « des contentieux prioritaires ». Vraiment ? Pourtant, tournent aujourd’hui à plein régime les audiences de comparutions immédiates, qui ne sont certainement pas essentielles à « préserver l’État de droit » en cette période spéciale, comme elle nous l’assure.
Alors que sévit la pandémie de Covid -19, le cours de la justice est au ralenti, et même en pause. Les audiences civiles, commerciales, prud’homales ou administratives sont renvoyées sine die, sauf celles fondées sur l’urgence. Quant aux affaires pénales, les chambres correctionnelles et les Cours d’assises sont « fermées » pour confinement, comme l’a bien souligné Mme Belloubet. Les affaires pendantes et les nouvelles sont donc renvoyées, souvent aux calendes, et seuls sont plaidés les contentieux de la liberté, c’est-à-dire portant sur la détention provisoire de justiciable encore présumés innocents, ou l’application des peines des condamnés. Mais on continue également à juger certaines affaires sur le fond, en comparutions immédiates. Celles-là se tiennent, tous les jours, week-end compris, ce qui interroge sur la politique pénale du moment, alors qu’on nous assigne à « rester chez [n]ous ».
Reprenons.
L’ordonnance n°2020-303 du 24 mars dernier se donne pour vocation, comme son libellé l’indique, de « permettre la continuité de l’activité des juridictions pénales essentielle au maintien de l’ordre public ». On comprend bien que juger du placement en détention provisoire d’un individu interpellé pour une attaque au couteau, comme ce fut le cas à Romans-sur-Isère, s’inscrive dans cette ratio legis. Mais si l’on regarde concrètement la situation judiciaire actuelle, on tombe sur ce paradoxe que de telles affaires, criminelles, les meurtres, assassinats, viols, actes de terrorisme qui troublent le plus intensément l’ordre public, que connaissent normalement les cours d’assises du pays, sont repoussées à l’après confinement, alors que tous les jours, on juge des affaires de vols à la tire, deals de cannabis au pied des barres d’immeuble, de coups et les bagarres en tous genres en comparution immédiate. Le principe de précaution sanitaire prévaut sur l’impératif d’ordre public en matière criminelle, mais pas lorsqu’il s’agit de moindres forfaits et menus larcins.
Expliquons.
La procédure de comparutions immédiates, c’est la procédure (pour l’essentiel) des flagrants délits. Lorsque vous êtes pris sur le fait, et qu’a priori l’évidence est accablante, on vous juge dans l’instant, immédiatement ou presque. Le traitement des affaires est ainsi à géométrie variable et celui qui en décide, c’est le Ministère public. C’est lui qui dicte l’orientation des affaires et qui préjuge, en somme, les cas selon des critères plus ou moins objectifs : tel dossier fera l’objet d’une instruction (obligatoire pour les crimes, d’usage pour les délits en col blanc), d’une convocation ou d’une citation à date lointaine. Pour ces affaires-là, le fond n’est pas évoqué. Dans l’entre-temps, le justiciable est alors susceptible d’un placement en détention provisoire, notamment s’il ne présente pas de garanties de représentation suffisantes, ce qui va alors être le cas de l’indigent sans toit, du précaire sans travail et de l’étranger sans papier. Un stop rapide devant le juge des libertés et (surtout) de la détention, et le voilà à l’ombre.
Se pose alors légitiment cette question : pourquoi – et si l’on trouve une cause, comment – l’ordre public serait-il plus maintenu en jugeant dans l’immédiateté et par-delà le risque d’exposition au Covid-19 des intervenants de toute la chaîne policière et judiciaire, les flagrants délits, alors que dans le même temps, les crimes sur les personnes (assassinat, viol, terrorisme etc.) et les infractions économiques (évasion, fraude fiscale, blanchiment, corruption, etc.) pour ne citer que celles-là, vont être gelées par le moratoire judiciaire imposé pour raisons sanitaires ?
C’est là que se dissolvent dans le même creuset, les impératifs de bien rendre justice, de maintenir l’ordre public avec le principe de précaution, pour accoucher d’un deux poids deux mesures inacceptable. En maintenant l’activité du seul tribunal des flagrants délits, c’est un autre objectif qui est visé. Le même qui est par ailleurs assigné à la Médecine hospitalière : la rentabilité de la Justice.
Voyons.
D’abord, on juge à cet instant comme on soigne. Avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec moins de juges, moins de greffiers, moins de tribunaux qui ferment au même rythme que les CHU. Ensuite, la justice des comparutions immédiates, c’est la Justice du traitement en temps réel, une conception de la Justice qui remplace la balance par le chronomètre. Surgissant au début des années 1980, il s’est aiguisé au fil des ans pour devenir un instrument permettant de juger vite, vite et mal, avec comme corollaire le tout carcéral. En matière judiciaire, vitesse rime avec précipitation et précipitation avec sévérité. C’est là une constante que des années de barre permettent de vérifier. Le temps amène à la tempérance et dans bien des cas, l’ancienneté des faits à une certaine clémence. C’est l’une des raisons amenant les plaideurs en comparution immédiate à solliciter dès qu’ils le peuvent (lorsque leurs clients présentent des garanties de représentation suffisantes) le renvoi de leurs dossiers.
En cette période de crise sanitaire, ce que l’on recherche avant tout en laissant se tenir les comparutions immédiates, c’est la performance statistique. La chancellerie doit pouvoir se gargariser de sentences en chiffres, comme on compte les morts tous les soirs au JT. La qualité s’efface ainsi devant le nombre : le traitement en temps réel, c’est le fordisme appliqué à l’industrie judiciaire. C’est ainsi. Fi du principe de précaution sanitaire limitant l’activité des tribunaux à l’essentiel, en France, qu’importe la pandémie qui se propage dans les maisons d’arrêt et les centres de détention, tous les jours, on charge, dans un flagrant délire, le juge correctionnel de tenir son office. Les geôles continuent alors de se remplir, débordent d’une surpopulation carcérale et deviennent de véritables « clusters » qui montent en température au fil des nouveaux entrants possiblement porteurs du virus.
Concluons.
Le covid -19 a bel bien infecté le logiciel judiciaire, et l’on ne cherche surtout pas à installer d’antivirus. Car à y regarder par le prisme sociologique, on découvre que le phénomène judiciaire de la comparution immédiate ne concerne pas tout le monde. En tous cas pas dans les mêmes proportions. Dans la grande majorité des cas, on y juge les plus démunis d’entre nous, les plus précaires financièrement, socialement mal ou peu insérés, naviguant entre chômage et RSA, entre foyers et la belle étoile, d’un quartier populaire vers une obscure banlieue, ou vice-versa. Ceux-là sont aussi, souvent, très souvent, étrangers ou d’origine étrangère. Magrébins, africains, slaves garnissent ainsi les box des prétoires de la France confinée ou d’avant. On y trouve aussi des révoltés, manifestants en gilets jaunes ou sans. C’est la justice de « ceux qui ne sont rien », comme se les représente le Président avec une morgue de classe affligeante. Pas celle du trader cocaïnomane, ni des jeunes gens des beaux quartiers défoulant leur ivresse le pied au plancher de la voiture à papa. Bref, on y juge les classes populaires et les SDF. À ceux-là, l’impératif du jugement en temps réel. Aux autres le bénéfice d’un différé après confinement. Alors il faut se rendre à la Fontaine, selon que vous soyez riche ou misérable, les jugements de cours…
Post-scriptum.
Justice Covid oblige, ces comparutions immédiates ne se déroulent plus sous nos yeux. Ni ceux de la presse. On juge désormais dans la nuit et en aveugle, à huis clos, avec la bienveillance d’un Conseil d’État qui a décidé de rester sourd, alors par ailleurs que le Conseil constitutionnel s’est assigné à demeurer muet le temps du confinement. Pandémie n’y fait rien, et pourtant, chaque jour on juge des malheureux sans publicité, en s’en lavant les mains avant, en mettant un masque sur les principes pendant, et en les confinant en détention, après.
Bérenger Tourné – avocat
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