Avant toute chose, rappelons que le terme de déportation, connoté à l’extermination des juifs par l’Allemagne nazie, signifie transporter par la force des personnes et des populations. C’est sur cette définition que nous allons nous baser pour cette affaire.
De 1962 à 1984, 2150 enfants réunionnais[1], souvent âgés d’entre 5 et 15 ans, ont été déportés par les autorités françaises pour repeupler certaines régions de France perdant des habitants, dont la principale réceptrice sera celle dont on tire le surnom de ces pupilles : la Creuse[2]. C’est d’ailleurs dans le foyer de Guéret que quasiment toutes ces jeunes personnes arriveront lors de leur « migration » en métropole. Cette politique sera portée par des organismes administratifs comme le BUMIDOM et le CNARM.
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Qui étaient ces enfants ? Des orphelins dans quelques cas, mais majoritairement des enfants vivant en famille, dans des conditions plus ou moins précaires à la Réunion. Afin de faire accepter par les parents de donner leur progéniture, les agents de la DDASS n’ont pas hésité, au mépris de la loi, à faire signer à des personnes illettrées (comme c’était répandu à la Réunion à cette époque) des documents d’abandon, à peine rédigés et signés dans les formes, sans que les parents aient eu le loisir de comprendre la portée du geste. Pire, pour les plus conscients, l’administration promit aux parents et aux enfants un avenir radieux en France, des parcours professionnels d’exception, des bonnes études et des retours à la Réunion réguliers. Nous verrons que la réalité a bien été différente…
Un homme va incarner cette politique – et non des moindres : Michel Debré. L’ancien premier ministre de Charles De Gaulle et créateur de la Vème République, parachuté en 1963 député de la Réunion par le général, poste qu’il occupera jusqu’en 1988. Deux enjeux sont face à lui : un explicite, en l’objet de la natalité galopante de l’Île à réguler, le second sous-jacent en la possible volonté d’indépendance du département (nous sommes alors en pleine vague de décolonisation). Il est donc important pour lui de juguler cette natalité afin de remédier à la « tiers-mondisation » de la Réunion et de toute velléité de décolonisation. Le cas des enfants de la Creuse fait partie d’un ensemble de mesures politiques, mais elle en est le versant le plus autoritaire. Durant toute sa carrière il justifiera ces déplacements, même s’il faut remarquer que contrairement à d’autres aspects de son héritage politique dans l’île, il est nettement moins bavard sur les enfants réunionnais dans ses mémoires…
Revenons donc aux faits. Arrivé au foyer de Guéret, mal conçu pour accueillir autant de bambins, les enfants sont souvent envoyés chez des familles creusoises pour servir d’employés de ferme dans des conditions plus que précaires, auxquelles s’ajoute la différence de température entre la Réunion et la Creuse. La promesse de suivre des études faite aux parents est bien souvent bafouée pour celle d’utiliser une main d’œuvre corvéable et gratuite, maltraitée dans beaucoup de cas par les familles d’accueil[3], avec une absence de contrôles réguliers et réels des services sociaux. Sans oublier que dans un département ayant aussi peu de diversité à l’époque, les enfants se retrouvent souvent avec des remarques racistes de la part des familles ou des enfants à l’école. Notons, fort heureusement, que toutes les familles ne se comportèrent pas de manière aussi inhumaine, mais que ces exemples se sont répétés. La promesse d’un retour régulier à la Réunion n’a jamais été tenue par les autorités, en témoigne le refus net adressé à Alix Hoair, alors directeur du Foyer de l’enfance de Guéret[4]. Concrètement, des familles n’ont pu être réunies au complet que 20 ou 40 ans plus tard, quand les retrouvailles ont été possibles.
La Creuse, sensée désengorger la pauvreté de l’île de la Réunion, n’a jamais soutenu financièrement les pupilles : ce rôle a été dévolu au département de la Réunion lui-même ! L’argent destiné aux enfants par les services sociaux a été très souvent détourné par les familles d’accueil. Suite à cette déportation, une grande majorité des enfants réunionnais vont connaître des troubles psycho-sociaux, comme la dépression, des passages en asile psychiatrique réguliers ou des suicides[5].
Au sujet du département de la Creuse, dans cette période, celui-ci perdait ses éléments jeunes âgés entre 20 et 29 ans, tout en ayant un taux de mortalité élevé. Dans les années 70, il s’agissait du territoire avec le plus de population rurale en métropole. Une personne sur deux travaillait dans le milieu agricole. 46,8 % de la population a arrêté les études à 13 ans et ce chiffre montait à 75,7% à 14 ans. Ce à quoi il faut rajouter des conditions sanitaires deux fois moins bonnes que dans les autres départements ! Les promesses d’une carrière prometteuse et d’études vendues aux parents réunionnais ne pouvaient qu’être trompeuses, les conditions matérielles du département (ou des départements accueillant) et les moyens mis en place pour assurer ce bon fonctionnement étant absents. Le consentement des parents et des jeunes enfants était profondément vicié !
Au demeurant, les administrateurs de l’époque sont loin d’ignorer le résultat concret de leur politique. En 1975, un rapport établi par un médecin inspecteur du centre sanitaire et scolaire de Saint-Clar dans le Gers dénonce les placements abusifs des enfants réunionnais dans son établissement spécifique aux déficients mentaux. Pierre Denoix, directeur général de la santé, demande alors au préfet de la Réunion dans un courrier interne du 3 septembre 1975 la cessation des déportations.
La réponse de Michel Debré[6] est sans appel :
« Monsieur le Professeur,
« La lettre que je vous adresse a un caractère strictement personnel. Elle est destinée à attirer votre attention sur une instruction que vous avez donnée et qui provoque, dans les milieux intéressés, une assez vive émotion. (…)
« Certes, dans l’ensemble des orientations destinées à améliorer l’avenir de cette île, l’envoi de pupilles est une action marginale. Elle n’en est pas moins fort utile pour des enfants dont le moins que l’on puisse dire est que l’avenir dans cette île au très fort peuplement, serait incertain – et elle a donné, au cours de ces récentes années, les meilleurs résultats. (…)
« Puis-je vous dire qu’en ce qui me concerne c’est avec une stupeur mêlée à la fois d’ironie et d’indignation que j’ai appris qu’un groupe de psychiatres spécialisés dans les maladies mentales infanto-juvéniles avaient condamné cette ‘’déportation’’ ? Ce mot incroyable est, paraît-il, dans la circulaire. Quoique fort occupé, j’aimerais connaître ces psychiatres, pour leur demander en vertu de quels critères, au vu de quels résultats ils ont abouti à une conclusion qui peut, chaque année, condamner les dizaines d’enfants (…) à vivre difficilement, alors que des chances leur sont données d’une insertion en France même, dans des conditions qui ont fait leurs preuves. Quand j’évoque telle orpheline, au mariage de laquelle j’ai assisté, ou tel garçon abandonné, qui vient de réussir brillamment un CAP dans une spécialité difficile (électromagnétique) pour ne prendre que deux exemples des trois derniers mois, j’éprouve une amertume. J’ai appris, comme vous-même, qu’un médecin digne de ce nom ne statuait qu’après examen clinique. Quels enfants réunionnais ont examiné ces psychiatres ‘’infanto-juvéniles’’ ?
« Il est bien évident que je ne tiens pas à mettre ce débat sur la place publique. L’effort entrepris par la Direction de l’action sanitaire et sociale, à tous égards et notamment du point de vue humain, mérite compliments et encouragements que, pour ce qui me concerne je ne lui ménage pas. S’il apparaissait que la position de votre ministère et de votre ministre était bien celle que paraît avoir inspiré ce ‘’groupe de psychiatres’’, alors je serais amené à poser la question devant l’Assemblée nationale.
« Mais je suis persuadé qu’il vous suffira d’examiner personnellement cette affaire pour constater avec stupeur que ces ‘’déportations’’ sont l’expression de vues irréelles dont les conséquences seraient néfastes pour de jeunes êtres et que l’entreprise doit être poursuivie avec d’autant plus de constance qu’elle doit être combinée avec un admirable mouvement d’adoption que nous n’arrivons pas toujours à satisfaire. (…)
PS – Il n’empêche, Monsieur le Professeur, quel dommage qu’il ne vive pas de nos jours un nouveau Molière pour nous dépeindre ce groupe de psychiatrie infanto-juvénile ! »
À noter toutefois que dans les quelques groupes s’opposant à cette déportation, nous trouvons le Parti Communiste Réunionnais de Paul Vergès et son journal Témoignages. Encore une fois, les communistes sont les seuls à dénoncer l’injustice !
L’affaire sera à nouveau médiatisée à la suite de plusieurs documentaires, mais surtout par les attaques en justice de plusieurs enfants de la Creuse, soit seuls comme Jean-Jacques Martial en 2000, ou à titre collectif comme en 2005 lorsque l’Association des Réunionnais de la Creuse a assigné l’État devant le juge administratif pour « déportation ». Des affaires judiciaires qui n’ont pas abouti – en effet, à l’époque des faits, les agissements de Michel Debré et consorts étaient légaux.
Le 18 février 2014, les députés français ont reconnu par une résolution « relative aux enfants réunionnais placés en métropole dans les années 1960 à 1970 » la responsabilité de l’État envers ces pupilles. C’est un premier pas vers la reconnaissance de ce drame certes, mais il ne s’agit pas d’une loi, seulement d’une résolution, sans caractère obligatoire, et elle demande uniquement « que tout soit mis en œuvre pour permettre aux ex-pupilles de reconstituer leur histoire personnelle », ce qui évite de parler des réparations financières. Le 16 février 2016 est créée la Commission d’information et de recherche sur les enfants de la Creuse présidée par Philippe Vitale, co-auteur d’un livre sur le sujet[7]. Un an après, la commission rend son rapport. La ministre de l’Outre-Mer de l’époque, Erika Bareigts, annonce un début d’indemnisation avec une assistance psychologique, une aide financière pour faire le voyage à la Réunion afin que les pupilles puissent voir leurs familles ou encore une assistance administrative pour que les intéressés fassent valoir leur droit[8]. Encore une fois, le terme de déportation n’est pas reconnu.
Trois ans après ces conclusions, aucune des annonces n’a été mise en place[9]. Il faut savoir que des fratries ont été déportées et certaines séparées à l’arrivée en France, et bien même en faisant la demande au département de la Réunion, il est quasiment impossible aux personnes souhaitant retrouver leurs proches d’avoir accès à ces dossiers, faisant perdurer cette politique coloniale après son abandon et empêchant les victimes de se reconstruire[10]. Nous remarquerons que lorsqu’il s’agit des territoires d’Outre-mer, le mépris pour le bien-être de ses habitants est net face à la politique du chiffre, la Réunion ne faisant pas exception, et que l’État capitaliste n’hésite pas une seconde pour mettre en place des politiques inhumaines et apporter de la main d’œuvre gratuite à ses territoires.
Rédigé par Collectif relations internationales des JRCF et publié depuis Overblog
http://jrcf.over-blog.org/2020/06/les-enfants-de-la-creuse-une-histoire-de-deportation.html
[1] À noter que le chiffre varie d’une source à l’autre. Ces différences s’expliquent sans doute par la mauvaise tenue des dossiers des pupilles par la DDASS, certains des enfants ayant pu constater dans leur dossier des « irrégularités » ou l’absence de plusieurs informations cruciales.
[2] 215 précisément.
[3] Dans le cas de Jean-Jacques Martial, l’une des figures des enfants de la Creuse, cela ira jusqu’aux abus sexuels. Malheureusement ce n’est pas le seul cas.
[4] À noter que ce directeur sera renvoyé en 1971, après avoir voulu véritablement apporter une vie décente à ces enfants. Voir son témoignage page 65 dans le livre La déportation des réunionnais de la Creuse, Élise Lemai, 2004.
[5] Dans l’article « Quand Debré envoyait des Réunionnais dans la Creuse repeupler la France : le cinquantenaire oublié », Slate, 17/12/2013, citation de l’historien Ivan Jablonka au sujet de cette période : « Historien de l’enfance orpheline, j’ai rarement été confronté à tant de souffrances. Dans les archives, on trouve des enfants de 12 ans qui font des tentatives de suicides, qui sont internés, tombent en dépression ou deviennent délinquants sans raison. On trouve des lettres désespérées qui supplient l’administration de rapatrier leurs auteurs à la Réunion. En vieillissant, alcoolisme, clochardisation, suicides sont monnaie courante. »
[6] Daté du 25 septembre 1975.
[7] Tristes tropiques de la Creuse, 2004, avec Gilles Ascaride et Corine Spagnoli.
[8] « Aux enfants volés de la Réunion, la France offre des billets d’avion », L’express, 16/02/2017.
[9] « Deux ans après un rapport historique, les Réunionnais de la Creuse se tournent vers le Défenseur des droits », France bleu, 30/05/2020.
[10] « Les enfants de La Réunion un scandale d’État oublié », France Ô, 2018.